Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/491

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nouvelles, à accomplir les réformes, laissait dans la pensée de l’Allemagne un doute pesant et triste. Herder, dans une de ses Lettres pour l’humanité, a bien exprimé aussi cette sorte de tristesse universelle et de déception :

« C’est une chose singulière que la mort d’un monarque. Nous avions prévu celle de Joseph II : nous le savions malade et déclinant ; et pourtant, aujourd’hui que sonnent les cloches des morts, comme l’impression est autre ! Sans l’avoir connu et sans avoir jamais reçu de lui un bienfait, j’aurais presque pleuré en lisant les derniers événements de sa vie. Il y a neuf ans, quand il monta sur le trône, il fut imploré comme un dieu libérateur ; et l’on attendait de lui le plus grand, le plus glorieux, l’impossible même : maintenant, on le porte en terre comme une victime expiatoire du temps. Jamais un empereur, jamais, puis-je dire, un mortel a-t-il voulu davantage, peiné davantage, et plus agi sans relâche ni repos ? Et quel destin d’être obligé, en présence de la mort, non seulement d’abandonner l’œuvre de ses années les plus fécondes, mais de la révoquer, de la biffer lui-même ! Il n’y a pas, dans l’histoire, de monarque qui ait subi un aussi dur destin. — Oui, oui, il a beaucoup vu : il a trop vu. Non seulement les pays de l’Europe, qu’il parcourut, qu’il apprit à connaître de bonne heure, comme héritier et co-régent, jusque dans leurs moindres détails : il vit aussi des fonds vaseux qui l’écœuraient, des marécages de trahison, de corruption, de désordre, qu’il voulait assainir et transformer en jardin joyeux et pur : et maintenant il est enseveli dans ces abîmes. »

Il avait voulu le bien du peuple, il avait proclamé avec courage des principes excellents : « N’est-ce pas un non-sens, écrit-il dans le préambule de plusieurs de ses ordonnances contre le servage et les droits féodaux, que les seigneurs aient possédé le pays avant qu’il y eût des sujets, et qu’ainsi ils aient pu concéder leur domaine à ceux-ci à des conditions déterminées ? Ne seraient-ils pas morts de faim sur place, si personne n’avait travaillé la terre ? Il serait aussi absurde qu’un prince s’imaginât que c’est le pays qui lui appartient, et non pas lui qui appartient au pays, que des millions d’hommes ont été faits pour lui, et non pas lui pour eux. »

Mais ces paroles révolutionnaires, qui ruinaient dans sa base même le droit féodal, se perdaient dans l’épaisseur dormante des préjugés et des routines. Pour leur donner force de vie, il aurait fallu un vaste soulèvement des paysans ; or, ce soulèvement était deux fois impossible, d’abord parce que Joseph II lui-même, qui voulait libérer le peuple et non que le peuple se libérât, l’aurait réprimé ; et ensuite parce que les paysans des pays de l’empire auraient eu besoin, pour se risquer, de se sentir protégés contre les nobles, comme les paysans de France, par une audacieuse bourgeoisie révolutionnaire. Et la bourgeoisie des pays allemands, morcelée et languissante, n’était guère que néant.