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HISTOIRE SOCIALISTE

nation, l’unité allemande. Oui, mais il n’y avait pas alors de souverain allemand qui pût former ce rêve et tenter cette politique. Ils n’en pouvaient même pas concevoir la pensée. D’abord, ils n’y étaient pas suffisamment sollicités par la pensée nationale. Puis, si des hommes comme Joseph II et Frédéric II voulurent réaliser quelques progrès dans le sens de l’État moderne, ils voulaient avoir seuls l’initiative et la conduite de ces progrès.

Joseph II était presque un maniaque d’absolutisme et Frédéric II n’avait que dédain pour les Diètes, pour les Assemblées délibérantes où, comme il l’a dit, les délégués bavards et impuissants « aboient à la lune ». Enfin, la rivalité de la Prusse et de l’Autriche rendait le problème insoluble : quel est le souverain qui eût été le chef et le bénéficiaire du mouvement national ? Pour que la nation allemande puisse réaliser, même partiellement, son unité politique, il faudra qu’elle ait fortifié son unité morale par les grandes épreuves de 1806 et de 1813. Il faudra qu’elle ait accru son unité économique par la politique du Zollverein. Il faudra enfin que la question de primauté ait été réglée par la guerre entre la Prusse et l’Autriche.

Au xviiie siècle, même avec Joseph II et Frédéric II, l’Allemagne était loin du but. Ainsi l’action de ces grands souverains avait été équivoque et déconcertante. Ils avaient servi à moitié le mouvement moderne, et par là, ils avaient habitué l’Allemagne à concevoir le progrès non comme l’effort collectif et libre de la nation, mais comme un acte d’autorité. Et en même temps, ils n’avaient pas poussé jusqu’à l’idée de l’unité nationale et de la monarchie populaire, expression légale et forte de la volonté commune. Ainsi, la Révolution allemande n’était possible ni contre eux ni avec eux.

Enfin, au morcellement politique de l’Allemagne, à l’impuissance ou tout au moins à la langueur économique de sa bourgeoisie, à l’influence ambiguë, progressive tout ensemble et restrictive, des souverains s’ajoutait, pour arrêter tout élan d’action révolutionnaire, l’effet continué de la grande crise morale de la Réforme. Cet effet était double. D’abord, la Réforme, si elle avait libéré la conscience et la pensée de l’Allemagne, avait été pour celle-ci l’occasion de terribles déchirements, un principe de grandeur morale et de ruine matérielle. Et pour ne pas se laisser aller au désespoir, l’Allemagne avait dû se recueillir dans l’orgueil de sa pensée. Elle avait dû faire de la vie intérieure, de la vie de l’esprit, le fond même et l’essence de l’humanité.

C’est surtout dans les hardiesses intellectuelles qu’était pour elle maintenant l’énergie de l’action. Mais aussi les audaces mêmes de l’esprit lui apparaissaient sur le type de la Réforme comme une évolution interne plutôt que comme une rupture. Quelles qu’aient été les batailles du grand Luther contre Rome, il prétendait non pas avoir aboli la tradition, mais l’avoir retrouvée. Il croyait avoir renoué le vrai mouvement de la pensée chrétienne,