Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/501

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régime social, même le plus despotique et le plus barbare, crée des intérêts spéciaux, et, dans la classe même qu’il foule le plus, il trouve des auxiliaires et des instruments. Ainsi le vieux serf dont sa belle-fille contrarie l’émancipation de peur que, devenu libre, il ne laisse son pécule aux enfants d’un second mariage. Ainsi le terrible et navrant complot de deux fiancés contre la liberté du père et de la mère de la jeune fille. Quels tristes abîmes !

« Boïko était le serf d’un très bon maître et pourtant il avait fait, depuis longtemps, le vœu de posséder en libre propriété le domaine qu’il cultivait, par peur que le successeur de son maître ne fût moins généreux ou que celui-ci, par la dureté des temps, ne fût contraint de le vendre à un tyran. La liberté lui était souvent apparue avec tous ses charmes, et plus d’une fois il avait mesuré des yeux le chêne dont il rêvait de devenir pleinement propriétaire.

« — Alice, Alice, disait-il souvent à sa femme, si nous sommes libres, nos enfants le seront aussi, et ce que nous acquerrons de notre âpre sueur sera à eux.

« Enfin vint le moment heureux où son maître se vit forcé de vendre quelques-uns de ses domaines éloignés, et celui notamment où était Boïko, et, comme il avait toujours tenu celui-ci pour un brave homme, il lui offrit sa liberté et sa terre pour un prix raisonnable :

« — C’est avec peine que je vous vendrais à un autre. Vous m’avez toujours honnêtement servi, et cela me fait mal au cœur de penser que vous tomberez peut-être sous la loi d’un homme qui, lorsqu’il aura perdu au jeu, se refera sur votre pauvreté. Si vous avez l’argent nécessaire, n’hésitez pas à acheter votre liberté. On m’offre pour vous deux mille thalers, et vous aurez la préférence si d’ici huit jours vous m’apportez cette somme.

« C’est moitié triste et moitié joyeux que Boïko entendit cette proposition inattendue.

« — C’est avec peine, reprit-il, que je quitterai le service de mon gracieux seigneur qui a été jusqu’ici mon maître et mon appui, et qui a été patient avec moi, toutes les fois que des événements fâcheux me mettaient hors d’état de lui payer mon fermage. Mais, si je dois le quitter, je le prie de m’accorder en effet la préférence ; je vais voir si, dans le délai fixé, je ne puis pas, si dur que cela soit pour moi, recueillir l’argent nécessaire, pour que nous vivions et mourions en liberté, moi et mes descendants, à jamais.

« Quand il eut dit cela, il s’en alla en grand courage à sa maison. Il avait cinq cents thalers d’argent, il comptait en faire deux cents en vendant du bois qu’il avait en trop, et il espérait trouver le reste en hypothéquant une partie des terres. À peine eut-il fait part à sa femme et à ses enfants de leur bonheur commun et de son plan, que tous les voisins furent passés en revue, et on fit le compte de ce que chaque maison de paysan avait d’argent et pouvait en prêter. L’un avait, d’après les suppositions de Boïko, cent