Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/506

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

atteint. Et qui se risquera à le démontrer ? L’accusateur n’a pas même ébauché la preuve… Il change cette accusation en une autre lorsqu’il dit que Basedow élève ses disciples pour être seulement des hommes et non des citoyens du monde présent.

«… Mais ce ne sont pas seulement des hommes, ce sont des citoyens de notre monde que nous voulons faire. S’il est vrai que nous nous appliquons à rendre la future vie de nos enfants aussi innocente, aussi utile au bien commun et aussi heureuse que possible, il est vrai aussi que nous cherchons à leur donner les idées les plus justes de la réalité présente, parce que l’un serait impossible sans l’autre ; et s’ils reçoivent de nous des idées justes, ils comprennent que les sociétés civiles sont faites pour le plus grand bien de l’espèce humaine, et que ces sociétés à leur tour supposent un ordre et des règlements auxquels tout citoyen doit se soumettre au prix de quelque sacrifice. »

Les grands esprits de l’Allemagne furent divisés sur la méthode éducative nouvelle de Campe et de Basedow, Klopstock parut l’approuver. Herder traita Basedow « d’Érostrate aveugle » qui ruinait, pour faire du bruit autour de son nom, toute la force des études allemandes. George Forster, un esprit bien moderne pourtant et passionné pour la Révolution française, écrit violemment, en 1790, à propos de Campe, qu’il « est extraordinaire qu’avec de pareils éducateurs il reste encore des hommes en Allemagne ».

Ces dissentiments s’expliquent. D’un côté, il y avait à coup sûr dans la méthode de Basedow et de Campe, dans leur appel à l’initiative, dans leur souci de la vie pratique, active et heureuse, un reflet de l’esprit d’émancipation et d’action du xviiie siècle. Mais d’autre part, la grande Allemagne sentait d’instinct qu’elle n’était pas prête encore pour la vie expéditive et pratique et que sa vraie force était maintenant dans la puissance de sa pensée qui allait partout au fond des problèmes. Comment saisir l’univers par l’esprit si on réduisait la science à un bagage pratique et la théologie à une sorte de tapisserie aux teintes neutres qui pouvait être accrochée aux murailles de tous les temples ? C’est le germe des Realschulen de l’Allemagne moderne, des écoles à tendance positive et à objet pratique, que créaient Basedow et Campe. Mais l’Allemagne moderne, industrielle, commerciale, qui a besoin d’innombrables contremaîtres, ingénieurs, comptables, voyageurs de commerce au corps robuste, à l’esprit muni mais dispos, ou n’existait pas ou s’annonçait à peine. Et le faible du système de Campe et de Basedow, c’est qu’eux-mêmes n’ont pas conscience d’une Allemagne nouvelle. Ils ne se donnent pas, ils ne se considèrent même pas comme les éducateurs d’une bourgeoisie plus moderne, préoccupée de problèmes économiques et de liberté politique ; et leurs écoles semblent ouvrir en effet sur un monde vague et terne. Il leur manque d’avoir pensé qu’un ordre nouveau était en formation pour lequel il fallait des méthodes nouvelles d’éducation, qu’une classe bourgeoise nouvelle allait se pousser, qu’il fallait armer à la légère pour qu’elle pût aller