Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/510

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pouiller un paysan qui résiste, racole dans le village corrompu ou terrorisé de faux témoins, et la justice distraite du seigneur, du Junker, dépouille de son champ, de sa vache ou de sa prairie le malheureux voué à la ruine.

Pestalozzi va-t-il s’élever contre cette puissance arbitraire des seigneurs et des baillis ? Va-t-il demander une organisation démocratique de la justice et une administration populaire de la commune ? Il n’y songe même pas un instant. Le bon prêtre, le bon pasteur de Bonnal gémit, impuissant, de tant de maux. Il n’a pas prise encore sur les hommes et sur les choses. Il est même presque suspect aux paysans superstitieux et routiniers.

Quand il leur dit qu’il ne croit pas aux apparitions du diable, ils ont peur qu’il attire sur le village la vengeance diabolique. Quand, auprès du lit des mourants, il ne se répand pas en vaines formules de prière mécanique, quand il attend d’avoir bien démêlé le secret profond, la préoccupation suprême de celui qui va mourir pour lui parler dans le sens même de son âme, ils le prennent d’abord ou pour un incapable, ou pour un indifférent ou pour un impie. Mais lui compte toujours sur la force secrète du bien qui saura trouver ses voies.

Et voici que le nouvel héritier du domaine seigneurial et de la toute-puissance seigneuriale a l’esprit élevé et l’âme bonne. La femme d’un pauvre métayer, que le bailli a ruiné au cabaret, va trouver le seigneur pour demander aide. Il s’émeut. Un des paysans que le bailli a dépouillés fait peur à celui-ci, un soir, sur la montagne, au moment où le misérable déplaçait une borne de propriété pour s’emparer d’une partie du domaine communal. Le bailli, troublé par l’apparition brusque de l’homme, croit que le diable le pourchasse. Effaré, affolé, il avoue au pasteur une partie de ses crimes. Ainsi le seigneur apprend que son grand-père, sur de faux témoignages produits par le bailli, a dépouillé une pauvre famille de la prairie qui l’aidait à vivre. Il est épouvanté du mal que peut faire l’étourderie des puissants. Et de ce jour il se voue au service de la communauté. Il en sera l’éducateur, le bienfaiteur. Et tout d’abord (c’est le roman pédagogique et social, Léonard et Gertrude, écrit en 1780 et en 1785, que je résume), le seigneur convoque l’assemblée de village. Il restitue au paysan dépouillé la prairie usurpée ; il casse le méchant bailli et en nomme un autre. Il fait conter aux paysans réunis la prétendue aventure du diable et du bailli par le paysan même que le bailli effaré a pris pour le diable. Et il se propose de procéder au partage et à la mise en valeur du bien communal. Il y a un vaste terrain de pâturage, qui ne profite guère qu’aux paysans riches, à proportion de l’importance du troupeau qu’ils y mènent paître. Il serait bien plus utile aux pauvres que cette terre fût répartie entre les familles.

On voit que des deux solutions entre lesquelles hésitent, en 1789, les cahiers des paysans français : ou reconstituer les communaux, ou, au contraire, les diviser, c’est à cette dernière que se range Pestalozzi.