Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/630

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Il semble dès lors que Fichte, dans sa négation dialectique de l’indemnité, aurait dû aller jusqu’à l’extrême hypothèse : le possédant ne doit-il pas être indemnisé du risque tout nouveau qu’il court d’être pleinement exproprié, en fait, de sa propriété par le jeu d’une forme nouvelle du contrat de travail ? Fichte n’a pas posé nettement cette question aiguë. Mais à vrai dire, logiquement il doit répondre non, et nous n’avons qu’à reprendre, en le poussant jusqu’au bout, son raisonnement de tout à l’heure. Si, en se faisant payer plus cher, la force de travail supprime tout revenu, et par conséquent toute valeur, et tout être même de la propriété, c’est donc que l’insuffisance du prix donné jusque-là à la force de travail avait créé tout le revenu, toute la valeur, tout l’être de la propriété. Et comme il avait pris son parti, dans le passage à une économie sociale nouvelle, à un contrat du travail nouveau, de la diminution de la propriété au profit de la force de travail plus absorbante, il est tenu logiquement de prendre son parti de la suppression complète de la propriété au profit de la force de travail décidément souveraine. Au fond, il n’y a qu’un droit illimité, celui de la force de travail, et le droit de la propriété peut reculer indéfiniment, jusqu’à zéro, devant la puissance grandissante de ce droit.

De même que la sympathie humaine de Fichte va aux « opprimés », avant-hier esclaves ou serfs, aujourd’hui salariés, sa sympathie dialectique, si je puis dire, va à la force de travail, seule valeur qui puisse grandir indéfiniment dans le conflit des forces sans mettre en péril la personnalité humaine. Et au fond, il laisse bien entendre qu’il espère le triomphe définitif de la force de travail résorbant peu à peu, par de hauts salaires, toute ou presque toute la substance de la propriété. C’est là pour lui le sens, l’idéale et extrême conclusion de l’avènement d’un nouveau et libre contrat de travail substitué au servage. Comme les robespierristes, mais plus fortement qu’eux, Fichte prévoit que le progrès du travail libre dans les démocraties libres aboutira à une diffusion quasi universelle de la propriété. Et que de rapprochements, dans les pages qui suivent, entre les vues de Fichte et quelques-unes des vues les plus hardies de la Révolution !

« On se plaint dans presque tous les États monarchiques de l’inégale répartition des richesses, des possessions immenses de quelques-uns, en petit nombre, à côté de ces grands troupeaux d’hommes qui n’ont rien et ce phénomène vous étonne avec les Constitutions d’aujourd’hui, et vous ne pouvez pas trouver la solution de ce difficile problème d’opérer une distribution plus égale des biens sans attaquer le droit de propriété ? Si les signes de la valeur des choses se multiplient, ils se multiplient par la tendance dominante de la plupart des États à s’enrichir au moyen du commerce et des fabriques aux frais de tous les autres États, par le vertigineux trafic de notre temps qui se précipite vers une catastrophe, et menace d’une ruine complète de leur fabrique tous ceux qui y participent même de loin, par le crédit illimité qui