Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/650

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mand me réservait hier une autre joie : Sur l’homme et sa condition, 1792, petit in-octavo, Berlin, à la librairie de Franke. C’est une des plus rares productions de notre temps, l’œuvre d’un homme jeune, qui pense et sent avec justesse. Je voudrais savoir qui il est et comment il se nomme. Comme il est impossible qu’il y ait accord complet des esprits, il y a un point sur lequel ses vues s’éloignent des miennes : ce sont ses idées politiques sur la communauté de la propriété. ». Un livre communiste à Berlin en 1792, en pleine tourmente de la Révolution, et un livre qui passionnait le grand et libre esprit de Forster !

Je signalai le passage à Édouard Bernstein, qui a recherché et trouvé le livre à la Bibliothèque royale de Berlin. Il en a publié dans le 3e cahier de ses Documente des Socialismus la partie communiste. L’objet essentiel du livre est l’éducation, et nulle part l’auteur (inconnu) ne se rattache directement et explicitement à la Révolution française. Mais est-il possible d’admettre que l’immense renouvellement politique et social de la France n’ait pas agi sur un esprit aussi épris de nouveauté ? Aussi bien, il se réfère aux œuvres de Wieland, qui, comme nous l’avons vu, a souvent abondé dans le sens de la Révolution française. Comment le jeune écrivain qui se proclame le disciple, presque le fils intellectuel de Wieland, n’aurait-il lu que les œuvres politiques et sociales du maître antérieures à la Révolution, et aurait-il négligé ce qu’il écrivait sur la Révolution elle-même, spectacle prodigieux ? Il me semble d’ailleurs, à la façon dont il parle de Wieland et se réclame de lui, qu’il espère couvrir de son autorité ses propres hardiesses, et qu’en même temps il reconnaît l’avoir dépassé.

« Mes guides, écrit-il, furent les œuvres de Wieland. Je trouvai là la nature plus nettement caractérisée qu’elle-même ne s’offrait spontanément à moi. Mes pensées se séparèrent chaque jour davantage des pensées communes ; je trouvai dans notre condition, et dans l’ensemble des institutions qui devaient nous préparer au bonheur, tant de choses contraires au but, que je ne pus réprimer plus longtemps le désir de soumettre mes idées au public et de m’éprouver ainsi moi-même. C’est en lisant le Miroir d’or et l’Histoire de Danishmend que mes pensées prenaient force… Ainsi ce n’est point par un vil larcin que je me suis approprié ce qu’il peut y avoir des autres dans mon livre, et c’est pour être assuré contre tout soupçon de ce genre que j’ai publiquement reconnu ici combien je dois au père de la littérature allemande pour mon éducation. Quelle attitude prendra Wieland à l’égard de cette mise en œuvre de ses propres travaux : c’est ce que m’apprendra bientôt ou un jugement public, ou un silence plein de mansuétude… Mais pourra-t-il y avoir déshonneur pour lui à avoir ouvert mes yeux qui, à la vérité, restent mes yeux ? »

Ainsi il a bien conscience de la hardiesse de son entreprise, et il engage tout ensemble et dégage Wieland. Il voudrait se couvrir de lui, et il craint