Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/651

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en même temps, s’il le compromet, d’en être brutalement désavoué. À voir tous ces manèges de prudence et toute cette diplomatie, je suis tenté de croire que c’est uniquement pour ne pas aggraver son cas et pour glisser ses idées révolutionnaires sans trop de péril, que l’auteur se garde de toute allusion à la Révolution française. Mais je crois bien qu’elle est le vrai foyer où ses pensées prenaient force. Car il y a bien loin des pauvres phrases apitoyées et vagues de Wieland, que j’ai citées, sur la misère des journaliers et sur la nécessité de créer des ouvroirs nationaux, à tout le plan de communisme égalitaire développé par l’écrivain.

Dans cet exposé communiste, « les Droits de l’Homme » reviennent sans cesse comme un refrain, et quoiqu’il y ait dans Wieland même, comme nous l’avons vu, une déclaration des Droits, il est bien malaisé de penser que cet appel aux Droits de l’Homme, en 1792, n’est pas un écho de la Révolution. Parfois même, malgré les calculs de prudence de l’auteur, l’accent révolutionnaire éclate. Quand il parle de la longue patience, de l’incroyable résignation des peuples à toutes les exploitations et à toutes les servitudes, il ajoute : « Sauf quand le désespoir, de sa main puissante, rétablit l’homme dans ses droits ». C’est bien, en ce passage, le grondement sourd de la Révolution voisine. À vrai dire, son communisme reste encore très utopique, et tandis que chez Dolivier, chez L’Ange, chez les premiers socialistes français, le lien réel des idées communistes et des événements révolutionnaires apparaît, ici l’idée communiste reste dans l’abstrait, et on serait tenté de ne voir dans ce livre qu’une thèse d’école, s’il ne participait malgré tout, par je ne sais quel frémissement et par le tour audacieux de certaines paroles, à l’ébranlement du monde :

« Beaucoup d’hommes n’ont pas ce à quoi leurs besoins leur donnent droit, et le mécontentement universel n’est que trop fondé.

« À mesure que s’accumulent les richesses, grandissent aussi les besoins factices des privilégiés ; de là gaspillages, convoitises, envie, violence.

« Ah ! s’il était possible que la propriété privée (Privateigentum) cessât d’être le seul moyen, si corrupteur, d’étendre son moi, et si le citoyen, comme les enfants dans la maison du père, pouvaient se rassasier à la table commune d’un État aux proportions modestes, quelle foule énorme de crimes, et plus encore de vices, amis des ténèbres et fils du luxe, s’évanouiraient ! »

Mais quel chaos d’idées dans cette Allemagne morcelée et impuissante ! Le communisme, l’étroite et familiale solidarité, n’apparaît possible à l’écrivain que dans des États minuscules. Et voilà son communisme marqué d’un trait rétrograde, négation de la grande Allemagne unifiée.

Mais « cette suppression de la propriété privée est-elle conforme à la nature humaine ? Comment l’industrie se maintiendra-t-elle à l’avenir, si la propriété, l’œuvre de ses mains, lui est enlevée ? »

Observez qu’il ne s’agit pas ici seulement du communisme agraire, mais