Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/654

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connaît plus les bienséances ? — Mais s’il y a des métiers répugnants, c’est en partie parce qu’ils sont sales, et il y a bien peu de ces besognes qui ne pourraient être ou supprimées ou réduites par un autre genre de vie. Cette répugnance tient aussi à une fausse idée des bienséances, et je conviens qu’il est beaucoup de travaux dont la délicate Dame Décence ne peut soutenir un instant la vue sans porter son éventail à son visage. Un Monsieur de… s’accommoderait fort mal d’avoir à faire une paire de souliers pour lui-même ou pour un autre. Mais je doute que ce genre d’occupation lui répugnât plus qu’il ne répugnerait à un brave citoyen, dans une société fondée sur la nature, de jouer le personnage d’un Monsieur de… Cette mobilité des convenances factices devrait nous rassurer, quand bien même la multiplicité des goûts et des penchants humains, qui peuvent être dirigés et stimulés dans le sens des besoins sociaux, ne nous donnerait pas la garantie qu’aucun genre de travail ne manquera précisément d’amateurs. »

C’est, comme on voit, l’éternelle et sotte objection qui est faite, encore aujourd’hui, au socialisme.

Mais les joies intimes et profondes que donne la propriété personnelle ne vont-elles point disparaître ou s’atténuer ?

« C’est moi qui me suis bâti cette maison : ici est attachée une parcelle de ma vie, et c’est pour cela que ce bien m’est cher. J’ai planté cet arbre, je l’ai planté pour moi : j’attends qu’il me donne des fruits à moi, et à nul autre, et il m’en vient un rafraîchissement. Et lorsque je pense qu’il appartiendra à mes enfants, et que, bien longtemps après que je serai en terre ils pourront se rassembler sous cet arbre et me bénir, oh ! cela me fait du bien au cœur ! Et vois : prends-moi maintenant mon arbre et ma maison, mon bonheur n’est plus. — Dieu nous garde que dans tout un État le bonheur sèche comme dans ton cœur. — C’est donc un vrai bonheur que le mien ? — C’est un vrai bonheur ; mais dis-moi, pourquoi l’œil de ton voisin est-il si trouble ? — Cela ne doit pas le surprendre. Son attelage s’est abattu, et il est trop pauvre pour en acquérir un autre et pourtant, le fonctionnaire demande la corvée. — Le pauvre homme ! Mais à qui donc était cet attelage qui s’est abattu ? — A qui ?… Mais à lui-même, et à nul autre. — Et cet homme n’a point d’arbre planté par lui, et à l’ombre duquel il puisse se reposer et se rafraîchir ? — Il en a ; mais quand le chagrin et le souci sont en nous, il n’y a pas d’ombre qui soit douce. — Et ne souhaiterais-tu point que ton voisin aussi fût joyeux ? — Comment ne pas le souhaiter ? Mais qui peut lui venir en aide ? — Vois : là précisément est la question. Qui peut l’aider ? qui l’aidera ? Il y a plus d’un habitant de ce village qui possède plus que ce dont il a besoin ; mais ce plus est à lui, et le moi insensible ne sait rien de la souffrance d’autrui. — Lui feras-tu un grief d’avoir ce plus, et de ne pas le donner ? — Pas précisément. Celui qui est indifférent à la souffrance d’autrui doit se garder de se trouver lui-même dans une situation où on le paiera de la même monnaie. Mais un mal qui, dans des