Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/666

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nistre des finances de la France révolutionnaire dans le ministère girondin du Dix Août, n’était pas entré du tout dans la politique de ses anciens compagnons de lutte, du Roveray, Dumont. Eux, au risque de sauver l’aristocratie, ils voulaient préserver de toute atteinte l’indépendance de Genève. Clavière, au risque de porter atteinte à l’indépendance de Genève, voulait écraser l’aristocratie. Il avait une âpre haine de proscrit contre les patriciens égoïstes et durs qui l’avaient persécuté, et il lui paraissait intolérable que, sous prétexte de défendre Genève, les soldats des aristocratiques cantons de Zurich et de Berne y tinssent garnison.

Les magistrats de Genève avaient envoyé à Paris un délégué, Gasc, qui devait agir sur les membres de l’Assemblée et sur le Comité diplomatique. Il était secrètement assisté dans ses démarches par Dumont et du Roveray. Ils trouvèrent Clavière intraitable. Brissot, qu’ils rencontrèrent chez Clavière, leur parut au contraire accommodant. Quel homme singulier que Brissot ! Il prononce des discours qui allument la guerre, il pousse à l’universelle propagande armée, à l’universelle Révolution, puis, dans le détail, il essaie d’atténuer, d’amortir les chocs. Il se mêle de toutes les affaires, et il les gâte toutes par une bonhomie inconsistante et débile.

« Nous trouvâmes Brissot beaucoup plus raisonnable que le premier (Clavière) ; il nous parla de tout cela avec beaucoup de franchise et d’impartialité. Nous recueillîmes de cette seconde conversation qu’il n’était pas d’avis que la France se mît dans le cas de faire la guerre aux Suisses, qu’on menât durement la République de Genève, et qu’on dût employer la force pour faire adopter la démocratie et l’égalité aux nations voisines de la France. »

Ainsi, au moment où la France révolutionnaire entrait en conflit avec l’Europe, la Suisse était, comme l’Allemagne, une force incertaine et mêlée. L’aristocratie y était puissante, attentive et habile, et la démocratie, malgré de vigoureux élans, y était affaiblie par la peur de compromettre l’indépendance nationale.

Sur l’Angleterre aussi plana, en ces années décisives de l’histoire du monde, un doute vraiment tragique. Allait-elle se livrer au mouvement de la Révolution, ou au contraire le combattre et chez elle et au dehors ? Selon que se réaliserait l’une ou l’autre hypothèse, la marche des choses humaines était en quelque sorte retournée. Que l’Angleterre écrase en son propre sein toute tentative de démocratie, et qu’elle se joigne aux puissances du continent pour combattre avec son obstination, avec son or, avec son génie, avec le prestige des libertés premières conquises par elle, la France révolutionnaire, et celle-ci, acculée, exténuée, réduite pour se défendre à tendre tous les ressorts, est vouée, après une excitation héroïque et furieuse, à une longue dépression. La Révolution n’est pas définitivement vaincue, mais elle subit de terribles éclipses.