Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/708

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liers dans la plupart, des professions qualifiées. Finalement, nous pouvons conjecturer la large extension du mouvement, d’après la multiplication croissante des lois contre les associations dans les industries particulières… »

Ce qu’il y a de curieux, c’est que toute cette agitation et organisation ouvrière précède même la période des manufactures. Le système manufacturier ne prit un grand essor que vers le milieu du xviiie siècle et déjà, depuis cinquante ans, les ouvriers attachés au service de la petite industrie artisane se groupaient, s’organisaient. Si donc on ne saisit pas, de 1789 à 1793, une grande revendication générale des prolétaires, une grande action de classe, en faveur du droit de coalition, ce n’est pas que les ouvriers anglais en aient méconnu l’importance. Mais c’est d’abord que la structure de l’industrie anglaise était encore trop compliquée, trop sectionnée, pour qu’une action et une revendication générales des prolétaires fussent possibles. Quelques progrès qu’eût réalisés déjà le système manufacturier, il n’avait pas encore prévalu dans un très grand nombre de branches de la production ; c’est ainsi, pour emprunter un exemple à Sidney Webb, que les négociants en draps, dans le Yorkshire, ne commencèrent à établir des manufactures sur une grande échelle qu’en 1794. Beaucoup de travailleurs industriels étaient encore engagés à demi dans la vie agricole. Il existait encore, surtout en Écosse et dans les régions pauvres, des cottagers qui ne possédaient qu’un tout petit domaine insuffisant à les faire vivre, et qui demandaient le surplus des ressources nécessaires à un travail industriel.

« Le produit d’un travail fait de cette manière se présente souvent sur le marché à meilleur compte que la nature de ce travail ne le permettrait sans cette circonstance. Dans plusieurs endroits de l’Écosse, on a des bas tricotés à l’aiguille à beaucoup meilleur marché qu’on ne pourrait les établir au métier partout ailleurs ; c’est l’ouvrage de domestiques et d’ouvrières qui trouvent dans une autre occupation la principale partie de leur subsistance. La filature de toile se fait en Écosse de la même manière à peu près que les bas à l’aiguille, c’est-à-dire par des femmes qui sont louées principalement pour d’autres services. Celles qui essayent de vivre uniquement de l’un ou de l’autre de ces métiers, gagnent à peine de quoi ne pas mourir de faim. Dans la plus grande partie de l’Écosse, il faut être une bonne fileuse pour gagner 20 deniers par semaine » (Adam Smith).

On comprend aisément que ces ouvriers et ouvrières dispersés, et encore enfoncés plus qu’à moitié dans la vie rurale, ne pouvaient se prêter à un vaste et énergique mouvement de classe.

Mais surtout un très grand nombre de salariés étaient encore engagés dans les liens du système corporatif et de l’artisanerie. Quand les grandes manufactures se créaient, elle ne se heurtaient pas seulement à la résistance des artisans, des petits producteurs : elles se heurtaient aussi à celle de leurs ouvriers, de leurs compagnons qui étaient troublés dans leurs habitudes, mena-