Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/797

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Voilà des paroles qu’aucun aristocrate français n’aurait prononcées aux États Généraux. Mais leur violence même et leur bassesse attestent la part de tactique et de ruse qui se mêle, même chez le fougueux orateur irlandais, à l’indignation et à la frayeur. Si vraiment le peuple des salariés anglais avait été disposé à la révolution, si on avait senti en lui une force frémissante et prête à éclater, les réacteurs les plus véhéments se seraient abstenus de provocations aussi imprudentes. Elles démontrent qu’en fait les conservateurs anglais ne redoutaient pas les « basses classes » autant qu’ils voulaient bien le dire.

Il est impossible qu’ils aient cru sérieusement à la menace d’une révolution de propriété. J’ai déjà montré que les conditions sociales de l’Angleterre d’alors n’y permettaient pas l’application des « Droits de l’Homme » faite en France à la propriété corporative de l’Église. En France même, la propriété individuelle était respectée : et bien loin que la « loi agraire », dont le secrétaire d’État Dundas se sert comme d’un épouvantail, pût être transportée de France en Angleterre, elle était désavouée et combattue par tous les révolutionnaires français. Ce que les classes dirigeantes d’Angleterre redoutaient réellement, c’était la réforme démocratique de la Constitution, c’était la très large extension du droit de suffrage et l’abolition des privilèges politiques et des distinctions héréditaires.

Sans doute les salariés, les « pauvres paysans », les « pauvres compagnons illettrés », une fois en possession du droit de suffrage, en auraient usé pour améliorer peu à peu leur condition économique, et c’est là probablement ce qui préoccupait les fermiers et les grands industriels (great manufacturers) qui étaient allés faire part de leurs craintes à Dundas. Mais aucune « invasion » du droit de propriété n’était à redouter. Je ne peux voir dans les déclamations du ministre et des orateurs anglais à ce sujet qu’une manœuvre pour détourner non seulement de la révolution mais de toute politique de réforme les hautes classes dont une partie aurait pu être tentée par l’exemple de générosité que donnèrent en 1789 quelques-uns des nobles de France et les classes moyennes. En fait, l’adresse envoyée à, la Convention par la ville de Sheffield, par les chefs d’industrie aussi bien que par les ouvriers, démontre que les classes moyennes n’étaient pas unanimes à blâmer les principes de la Révolution.

La bourgeoisie industrielle était en plus d’un point sympathique à un mouvement qui devait accroître son action politique et qui répondait aussi à ces vastes pensées que développent parfois les grandes affaires. Fox traduisait ce sentiment de la partie la plus libérale des classes moyennes lorsqu’il s’écriait à la Chambre des communes, le 1er février 1798 : « Ne laissez pas se répandre la fatale opinion qu’entre ceux qui ont de la propriété et ceux qui n’en ont pas il ne peut y avoir communauté d’intérêts et communauté de sentiments. » Il s’appliquait à définir l’égalité en un sens qui n’inquiétait