Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/816

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pas eu le courage de s’y opposer. Il sait que l’Angleterre, déjà émue par l’ouverture de l’Escaut, redoute une entreprise armée de la France sur la Hollande ; et il reproduit l’appel aux Bataves où Condorcet, le 1er décembre, les provoque à la Révolution. Il n’ignore pas que les provocations révolutionnaires venues de France exaspèrent presque toutes les classes anglaises, et il n’avertit pas la Convention ! Et il ne proteste pas contre son président Grégoire qui répond, comme nous l’avons vu, à la députation d’un club anglais, qu’une Convention nationale siégera bientôt en Angleterre !

Robespierre aussi se tait. Lui qui, au commencement de 1792, avait si courageusement lutté contre la politique de guerre, et dénoncé les illusions, lui qui avait rappelé que la Révolution française n’avait pu se produire que parce que, à l’origine, les classes possédantes et éclairées y participèrent, lui qui avait dit que le peuple seul était impuissant ; avec quelle force il eût pu établir qu’il n’y avait aucune chance d’entraîner dans un mouvement de révolution cette Angleterre où les classes privilégiées, bien loin d’aider les « basses classes » pour une œuvre de liberté et de progrès, étaient soutenues par les « basses classes » pour une œuvre de conservation et de privilège ! Lui qui redoutait si justement que des longues guerres, indéfiniment continuées, sortît enfin le despotisme militaire, de quels accents prophétiques il aurait pu annoncer l’épuisement prochain de la France révolutionnaire surmenée par une lutte disproportionnée contre le monde ! Une chance s’offrait de limiter cette lutte, c’était de maintenir la paix avec l’Angleterre. L’effort commun et presque désespéré de tous les partis révolutionnaires aurait dû être de sauver cette chance unique de paix et de liberté. Pourquoi ne le firent-ils pas ? Pourquoi n’eurent-ils qu’une politique inconsistante et contradictoire, faite tour à tour de provocations et de concessions ? C’est peut-être parce qu’une double griserie commençait à envahir la France : griserie de liberté expansive, griserie de gloire militaire. C’est surtout parce que tous les partis, tous les individus étaient absorbés par des luttes fratricides, parce qu’ils craignaient qu’une démarche de sagesse, de modération et de bon sens fût interprétée par la faction rivale comme une sorte de trahison.

Ils se haïssaient les uns les autres, ils se calomniaient les uns les autres, ils avaient peur les uns des autres, et ils ne pouvaient pratiquer, dans cet isolement, dans cette défiance, une politique qui ne pouvait réussir que par l’accord de tous. L’Europe n’aurait pas vu un signe de faiblesse dans une politique de paix et de prudence que la Révolution aurait adoptée, pour ainsi dire, d’un seul front et d’un seul cœur.

Mais quoi ! Robespierre calomniait la Gironde et prétendait qu’elle avait voulu livrer la France à Brunswick ; la Gironde calomniait Robespierre, elle l’accusait de prétendre à la dictature, et elle ramassait contre lui d’ignominieux papiers de police. Mme Roland et Buzot détestaient Danton qui aurait pu couvrir de sa magnifique audace une politique de prudence et de transac-