Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/853

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pareille société, ou sera languissante, ou sera obligée, pour sa propre défense, de retourner à ce système de monopole et de sordide intérêt, que des théoriciens raisonneurs accuseront toujours en pure perte. »

Et en réponse à cette objection comme en réponse à toutes les autres, Godwin dit :

« L’égalité pour laquelle nous plaidons est une égalité qui se réalisera dans un état de grande perfection intellectuelle. Une révolution aussi heureuse ne peut se produire dans les affaires humaines que lorsque l’esprit public sera arrivé à un haut degré de lumière. Et comment les hommes à ce haut degré de lumière ne reconnaîtraient-ils point eux-mêmes qu’une vie alternée d’agréable repos et de saine activité est infiniment supérieure à une vie de paresse abjecte ? Supérieure, non seulement en dignité, mais en joie. »

Dans la communauté égalitaire « aucun homme ne se considérera lui-même comme totalement dispensé de l’obligation du travail manuel, nul ne sera paresseux par situation ou par vocation. Il n’y aura pas d’homme assez riche pour se coucher dans une perpétuelle indolence et pour s’engraisser du travail de ses compagnons. Les mathématiciens, les poètes et les philosophes puiseront un surcroît de félicité et d’énergie dans ce travail des mains qui, revenant par intervalles, leur fera sentir qu’ils sont des hommes ». Dès lors, tous les métiers frivoles et vains ayant disparu, toute la procédure compliquée des sociétés où pullulent les conflits étant écartée, les armées de terre et de mer étant abolies, des forces innombrables, aujourd’hui détournées et gaspillées, deviendront disponibles pour la production abondante des objets utiles à tous. Et cette production, même abondante, répandue sur la totalité des citoyens, ne demandera à chacun d’eux qu’une faible part de son temps. Il n’y aura plus d’aristocratie égoïste et vaine, pour absorber une large part de la force du travail, comme jadis elle immobilisait, avec ses suites féodales, une large part des forces vives du pays.

« Aux temps féodaux, le grand seigneur invitait les pauvres à venir et à manger des produits de son fonds, à la condition de porter sa livrée et de se former en longues files pour faire honneur à leurs hôtes de noble naissance. Maintenant que les échanges sont plus faciles, le seigneur a renoncé à ce mode assez primitif, et il oblige les hommes qu’il entretient de son revenu à employer à son service leur habileté et leur industrie. »

De même que les seigneurs ont licencié leurs suites féodales, ils devront licencier leurs suites ouvrières, et c’est à la production d’une richesse solide et utile à tous que toute la main-d’œuvre sera réservée. Il n’y a guère aujourd’hui qu’un vingtième de la population qui se livre vraiment à un travail utile. « Si donc ce travail, au lieu d’être fait par un petit nombre des membres de la communauté, était réparti amicalement sur le tout, il n’occuperait que la vingtième partie du temps de chaque homme. Si nous comptons que le travail d’un ouvrier est de dix heures par jour, quand nous avons déduit