Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/239

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donc se tirer de la partie désespérée dans laquelle il se trouvait que par les projets les plus audacieux. »

Voilà l’aveu du crime. Dumouriez reconnaît qu’il eût été plus sage d’organiser fortement la défensive sur la frontière du Nord en attendant que l’armée réorganisée pût prendre l’offensive. S’il ne soumit pas ce plan, c’est parce qu’il craignait, dit-il, d’être accusé de lâcheté et de trahison. Qu’importe ? son devoir était de faire connaître l’état des choses, et il n’avait pas le droit de risquer sur un coup de dé aussi aventureux la fortune de la France et la liberté. Qui sait d’ailleurs si la Révolution n’eût pas écouté ses conseils ? Il avait encore sur elle de très grandes prises. On peut dire qu’il l’avait comme ensorcelée. Elle attendit, pour se détacher de lui, avec regret, avec désespoir, l’évidence grossière de la trahison. Lui-même n’est pas sûr que son plan eût été rejeté : mais il avoue qu’il redoutait encore plus son adoption que son rejet. Il redevenait un général comme les autres, dépouillé du prestige de la victoire continue : il était obligé de compter avec les lois, avec la volonté du pays, et c’est cela qui lui était intolérable. À vrai dire, confiant en lui-même et en la destinée, il espérait, malgré tout, réussir en Hollande : et il croyait pouvoir revenir à temps, avec son armée victorieuse, pour couvrir les Pays-Bas.

Mais il y avait dans cette entreprise tant de chances contraires que, plus tard, quand Dumouriez eut décidément trahi la France, les coalisés supposèrent que la trahison remontait aux premiers jours de février et que Dumouriez avait conduit son armée en Hollande dans l’intention délibérée de découvrir les Pays-Bas et d’ouvrir les voies à l’armée impériale. C’est une hypothèse fausse : Dumouriez avait besoin de la victoire pour jouer auprès de tous auprès de la coalition comme auprès de la France, le rôle qu’il se réservait. Livrer son armée, c’était livrer son gage. Et toute défaite, en affaiblissant son prestige, nuirait à ses combinaisons. Mais ce qui est terrible pour lui, c’est que l’ennemi ait pu lui prêter un semblable dessein. Et bien que dans ses Mémoires Dumouriez développe un plan tout contraire, je me demande si, tout d’abord, en avril, quand il se fut rendu auprès de l’ennemi, il ne laissa pas s’accréditer, au moins par son silence, cette légende déshonorante pour lui. Le baron de Stetling, ambassadeur de Suède à la Cour de Saint-Pétersbourg, écrit au duc de Sudermanie, régent de Suède, le 26 avril :

« L’impératrice (de Russie) a reçu, à la fin de la semaine dernière, le plan qui avait été concerté entre MM. Clairfayt (général autrichien) et Dumouriez, d’après lequel ce dernier a agi, depuis le commencement de cette campagne. L’attaque de la Hollande, les dispositions des Français sur la Meuse et sur le Rhin : tout avait été concerté depuis longtemps. Cependant la cour de Vienne n’en avait rien communiqué ni à celle de Saint-Pétersbourg ni aux autres puissances coalisées : ce qui était très prudent, a beaucoup déplu ici. Toute cette intrigue avait été conduite par le comte de Mercy, et MM. Co-