Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/276

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protestation tourna court, et qu’il se borna à demander que les jurés fussent pris dans tous les départements. Et il constata, au demeurant, son accord complet avec la Montagne. Danton n’équivoquait pas ainsi. Il avait plus de franchise et de courage.

Mais pourquoi, au moment même où il semblait comme obsédé du danger de la patrie et où il s’appliquait tout ensemble à soulever et à organiser la Révolution, Danton s’avisa-t-il de demander la mise en liberté des prisonniers pour dettes ? On démêle assez mal quel rapport cette mesure, si humaine et si équitable qu’elle fût, avait avec les grands et poignants intérêts de la patrie en danger. Or, Danton a presque l’air, dès le début de la séance du 9, d’en faire la préface nécessaire et solennelle des grandes mesures de salut national.

« Avant de vous entretenir de ces grands objets, je viens vous demander la déclaration d’un principe trop longtemps méconnu, l’abolition d’une erreur funeste, la destruction de la tyrannie de la richesse sur la misère. Si la mesure que je propose est adoptée, bientôt ce Pitt, le Breteuil de la diplomatie anglaise, et ce Burke, l’abbé Maury du Parlement britannique, qui donnent aujourd’hui au peuple anglais une impulsion si contraire à la liberté, seront anéantis.

« Que demandez-vous ? Vous voulez que tous les Français s’arment pour la défense commune. Eh bien ! il est une classe d’hommes qu’aucun crime n’a souillée, qui a des bras, mais qui n’a pas la liberté, c’est celle des malheureux détenus pour dettes ; c’est une honte pour l’humanité, pour la philosophie, qu’un homme, en recevant de l’argent, puisse hypothéquer et sa personne et sa sûreté. » (Vifs applaudissements.)

À la bonne heure, et le décret par lequel la Convention abolit sur l’heure la contrainte par corps est excellent. La proposition eut un grand écho. Robespierre, qui semble, dans toute cette crise, le lieutenant de Danton, s’empresse à demander que les prisonniers de Paris soient élargis immédiatement. Thirion célèbre le soir aux Jacobins le décret :

« Danton toujours grand, toujours lui-même, a fait triompher le principe de l’éternelle justice, en obtenant l’abolition de la contrainte par corps : la cause du malheureux devient de plus en plus sacrée. »

Mais Danton, quoiqu’il fût humain, n’était point sentimental ; et je reste surpris qu’à l’heure où tant de soucis devaient étreindre sa pensée, l’abolition de la contrainte par corps ait pris soudain tant de place dans son esprit. Se figurait-il vraiment que cette mesure humaine allait avoir d’emblée un tel retentissement européen que les tyrans, leurs orateurs et leurs ministres seraient comme foudroyés par l’exemple de l’humanité française ?

Dans la phrase où il annonce que Pitt et Burke seront par là mortellement frappés, il y aurait vraiment trop de naïveté si elle n’était pas une simple parade oratoire. Danton avait-il été frappé par la pensée de Condorcet,