Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/367

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bons citoyens, d’ailleurs victimes déjà des malheureuses circonstances. Beaucoup se disent aujourd’hui : Mais ce n’est pas là ce qu’on nous avait promis. Jusqu’à présent tout ce qu’on a exigé de nous, nous nous sommes empressés d’y souscrire de grand cœur, mais cela n’a porté profit qu’à quelques intrigants. Nous nous sommes ruinés pour la patrie, et la patrie n’en est pas plus à son aise. On a pressé l’éponge, et maintenant qu’elle commence à s’épuiser, on menace de la jeter de côté.

« Mais, en outre, on remarque si peu de suite dans les plans de ceux qui mènent la machine politique, jamais on n’a tant parlé principes et jamais on ne les a si souvent, si audacieusement violés ; à la plus petite bourrasque, nos meilleurs pilotes perdent la tramontane, et les forbans de la Révolution spéculent sur le naufrage et se divisent d’avance les trésors qu’ils retireront du vaisseau quand ils l’auront fait échouer.

« À la première nouvelle un peu fâcheuse des frontières ou de la Vendée, plus de passeports ni de barrières ouvertes, plus de spectacles, plus de journaux, vite il faut se déclarer en révolution, établir des comités révolutionnaires, des tribunaux révolutionnaires, lever une armée révolutionnaire, prendre des mesures révolutionnaires, c’est à-dire mettre la guillotine en permanence, faire main basse sur la bourse des riches et la personne des gens suspects, remplir les cachots et le trésor public ; vite une nouvelle émission d’assignats, le partage des terres d’émigrés, des révoltés ; vite il faut que Paris se dessaisisse du peu de fusils qui lui restent ; puis le canon d’alarme et sans doute, un moment après, le tocsin et ses suites.

« Et c’est ainsi qu’on épuise les plus précieuses, les dernières ressources, sans en laisser aucune en réserve pour l’avenir. Ce n’est pas assez de tenir le citoyen dans une terreur habituelle. Ce n’est pas assez de le torturer par mille formalités, comme pour faire prendre en dégoût la Révolution et le régime républicain ; on l’abreuve de sarcasmes et de reproches. Au lieu de rapprocher ceux qui ont quelque chose de ceux qui n’ont rien, on les excite l’un contre l’autre. On dit au sans-culotte : Cours sus contre les culottes étroites ; partage avec le riche ou pille-le ; le riche est sans entrailles comme sans patrie ; sous prétexte de faire vivre les indigents en leur fournissant du travail, il leur met le pied sur la gorge, l’indépendance ne sera que précaire tant qu’une partie des citoyens sera salariée par l’autre ; pour se conserver libre, il faut ou que tout le monde soit riche ou que tout le monde soit pauvre.

« On dit aux riches : Vous êtes des modérés, des insouciants, des gens suspects, l’or a fait un calus sur vos cœurs ; pourvu qu’on vous laisse dormir en paix dans vos alcôves tapissées, que vous importe le joug de George, de Guillaume ou de Louis ? Vous appelez tout bas la contre-révolution et de quelque côté qu’elle arrive, elle sera toujours la bienvenue ; lâches bourgeois, lâches boutiquiers, à qui il ne manque qu’un peu de courage pour vous ré-