Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/614

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« Au fond, ils avaient eu une doctrine disséminée, sans aucun plan arrêté. »

Voilà le mot décisif. Donc si les Girondins devinrent un obstacle au développement révolutionnaire et un péril pour la Révolution, ce n’est pas plus par attachement théorique et systématique au fédéralisme que par inféodation préalable à des intérêts de classe, à un étroit égoïsme bourgeois. Ce qui les perdit, ce qui fit d’eux une force critique et paralysante, mortelle à l’action nationale et révolutionnaire, c’est tout simplement l’esprit de parti rétréci en esprit de faction et de coterie. Je sais que pour ceux qui croient que les événements politiques, jusque dans leurs détails, sont le reflet immédiat des phénomènes économiques, cette explication est bien superficielle et bien frivole. Si l’on appliquait rigoureusement la méthode dont Marx, dans son Histoire du Dix-Huit Brumaire, a donné une application tout ensemble géniale et enfantine, il faudrait chercher dans le conflit terrible de la Gironde et de la Montagne l’expression de profonds conflits de classes. Mais il n’y a pas seulement dans l’histoire des luttes de classes, il y a aussi des luttes de partis. J’entends qu’en dehors des affinités ou des antagonismes économiques, il se forme des groupements de passions, des intérêts d’orgueil, de domination qui se disputent la surface de l’histoire et qui déterminent de très vastes ébranlements.

Il n’y avait rien dans les conceptions premières des Girondins, rien dans leurs attaches sociales qui rendit absolument impossible leur accord avec Danton et avec la Montagne. Même la Commune de Paris ne menaçait pas essentiellement la propriété bourgeoise. Mais les Girondins, survenus après la disparition de la grande Constituante, ne connaissaient aucune discipline politique. La grande force collective qui se dégageait des cahiers des États Généraux, et qui s’était manifestée d’une façon imposante dans l’œuvre organique de la première Assemblée, s’était ou affaiblie ou dissoute. Dans la Constituante à son déclin les factions et les coteries pullulaient, et elle ne put léguer à l’esprit de la Révolution aucune impulsion vaste et ferme, aucune forme précise.

D’autre part, les prolétaires naissaient à peine à la vie politique. Ils n’avaient pas encore la puissance politique que leur donnera leur effort du Dix-Août et leur participation véhémente à la guerre sacrée pour la liberté. Il n’y avait donc, quand la Gironde surgit, aucune coordination des forces françaises, aucune organisation définie et stable des énergies. Même les clubs, comme celui des Jacobins, semblaient, à la fin de 1791, affectés, comme la Révolution elle-même d’un commencement de dissolution. Le schisme des Feuillants, l’incertitude du plan politique (serait-on monarchiste ou républicain ?) avaient brisé ou tout au moins affaibli pour un temps les ressorts de la Société jacobine. Aussi, quand les Girondins apparurent, quand ils se levèrent soudain à l’horizon, c’était un groupe mal lié d’individualités bril-