Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/652

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dans le premier état, est devenu pauvreté dans le second ; dans l’un, il était la victime du plus fort ; dans l’autre, il est celle du riche et de l’intrigant ; et la société, loin d’être un bienfait pour lui, l’aura au contraire privé de ses droits naturels, avec d’autant plus d’injustice et de barbarie que, dans l’état de nature, il pouvait au moins disputer la nourriture aux bêtes féroces, au lieu que les hommes, plus féroces qu’elles, lui ont interdit cette faculté par ce même lien social, de telle sorte qu’on ne sait ce qui doit étonner le plus, ou de l’imprudente insensibilité du riche, ou de la patience vertueuse du pauvre. »

Voilà enfin la revendication des opprimés, des spoliés, débarrassée de la funeste équivoque qu’a mêlée à toute protestation sociale le paradoxe de Jean-Jacques. Lorsque, en haine d’une civilisation factice et inique, il paraissait glorifier l’état de nature, il faussait l’esprit et le regard humain, il le tournait, en une sorte de regret louche, vers un passé chimérique d’innocence prétendue et de fausse égalité. Ce n’était pas toute la pensée de Jean-Jacques et le paradoxe n’est pas présent à toute son œuvre. Il a suffi cependant pour la vicier ; et on ne sait parfois si elle est révolutionnaire ou rétrograde, Harmand est libéré de ces rêveries débiles et pessimistes. Non, l’état de nature, ni même l’état de société qui en fut le plus immédiatement voisin n’ont rien d’enviable. C’était le règne absolu de la force brutale, et si l’état social est mauvais, ce n’est point parce qu’il diffère de l’état de nature, c’est au contraire parce qu’il lui ressemble trop, parce que sous le déguisement de formes nouvelles il le continue. Oui, un état de société où le riche, c’est-à-dire le fort, opprime et affame le pauvre, c’est en réalité l’état de nature ; mais un état de nature où la résignation torpide des exploités a succédé à l’ancienne révolte.

« C’est pourtant sur cette patience que repose l’ordre social ; c’est sur cette patience que le riche voluptueux repose tranquillement ; c’est par l’effet de cette patience vertueuse et magnanime que le pauvre, courbé dès l’enfance sur la terre, ne s’y repose à la fin de ses jours, que pour ne plus la revoir, heureux de trouver dans ce repos terrible le terme de ses maux. Et pour prix de tant de vertus, nous l’abandonnerions encore à nos institutions barbares, et nous oserions en perpétuer les vexations et les abus ! Non, citoyens ; non, vertueux infortunés ; la Convention nationale ne vous abandonnera pas ; ce qu’elle pourra faire pour vous n’aura de bornes que le maintien de l’organisation sociale et de la justice éternelle.

« Dans le plan de Constitution présenté à la Convention et dans plusieurs autres qui ont paru depuis, on a bien reconnu le droit de subsistance qui appartient à chaque citoyen en donnant son travail à la société. On a bien parlé de secours publics et de l’obligation de la société à cet égard, mais on s’est abstenu de s’expliquer sur la nature et la forme de ces secours, et les mesures que la Convention nationale elle-même a déjà aussi inefficacement que prématu-