Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/661

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miner que celui du bien public, le réformateur d’un empire a plus qu’une Constitution à tracer. Il doit la combiner de telle manière qu’elle assure le retour de la félicité générale, sans néanmoins produire un bouleversement subit et convulsif, qui rendrait ses efforts inutiles et compromettrait l’existence de tout le monde, et qui peut-être l’exposerait lui-même à devenir la première victime de sa folie… Ce serait, par exemple, une première erreur que d’avoir recours aux lois somptuaires pour faire disparaître les dangers du luxe. Car cette mesure, sans attaquer le mal à sa racine, se réduit à en effacer momentanément les apparences. Tout règlement prohibitif devient un aiguillon, une amorce qui, doublant le prix de la chose prohibée, accélère la transgression… Et puis la proscription formelle et soudaine des arts qui ne sont pas purement mécaniques, dans un État où le commerce est devenu une branche nécessaire, produit une commotion qui peut tout ruiner, en paralysant d’un seul coup tous les bras employés dans les ateliers, ce qui porterait au dernier terme la misère et le désespoir, quand il faut songer au contraire à restreindre le nombre des malheureux. Tout se tient dans l’ordre politique, et si l’agriculture est la base principale de la prospérité, le commerce devient le premier agent de l’agriculture ; c’est lui qui fait valoir ces manufactures utiles où la laine, le lin, la soie même sont ouvragés. C’est lui qui porte à l’étranger les productions territoriales de toute espèce. C’est lui qui procure les matières premières sur lesquelles l’industrie s’exerce et se perfectionne. C’est lui en un mot qui, facteur de nation à nation, communique par une grande circulation de numéraire, l’activité et l’aisance, et compense chez un peuple nombreux l’inégalité ou le manque de propriété foncière devenue insuffisante pour que chacun en ait une portion convenable.

« Sans doute, il serait mieux, il serait plus décidément favorable qu’une nation pût être purement agricole. Alors l’accroissement des fortunes particulières étant moins facile, leur niveau assurerait davantage le règne de l’égalité et de la liberté. Mais quand une fois tous les peuples sont arrivés à une distance si incommensurable de cette condition primitive, quand chaque empire se trouve entamé et resserré par d’autres peuples commerçants et avancés dans les sciences, dans la politique et dans les arts, quand au sein d’un État il s’est élevé des villes qui ne peuvent subsister qu’à l’aide de l’industrie, ce serait proposer une subversion totale, ce serait vouloir qu’on mît le feu à toutes les cités, ce serait, par conséquent, demander l’impossible et manquer infailliblement son but, que de prétendre faire admettre un système évasif et impraticable. Le tribun Philippe prophétisa la chute certaine de l’empire romain, lorsqu’il annonça au peuple qu’il n’existait pas dans la république deux mille prolétaires. Mais aussi il tendait à en précipiter l’écroulement en demandant, pour prévenir ce malheur, que les terres fussent également partagées entre les citoyens. Les lois agraires dans leur véritable acception pouvaient être accueillies par une nation qui, plongée dans la misère, verrait avec