Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/668

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dans le tréfond de la démocratie révolutionnaire pénétrée peu à peu de socialisme.

Plus excentrique, plus extérieure à la Révolution semble la haute pensée d’Anacharsis Clootz. C’est au milieu des rires ironiques et des interruptions de la Convention qu’il lut, à la séance du 26 avril, son fameux manifeste sur la souveraineté une indivisible du genre humain, sur l’organisation politique unitaire de toute la planète. Ce n’est pas que la Convention y répugnât essentiellement. Elle ne concevait les nations libres que comme des organes d’une même humanité. Mais les vues de Clootz, qui proposait la fusion de tous les peuples en une seule république humaine, en une seule nation dont les nations présentes ne seraient plus que des sections, « des départements », étaient si lointaines qu’elles semblaient un jeu d’esprit à la plupart des Conventionnels.

De plus, à l’heure où la France révolutionnaire luttait si glorieusement mais si péniblement contre presque toute l’Europe et contre les préjugés des peuples autant que contre la haine des rois, cette sorte de nationalisme humain pouvait paraître à quelques-uns une diversion, ou même un affaiblissement vital du nationalisme révolutionnaire français.

J’imagine que si Clootz fut, dans l’automne de 1793, président des Jacobins, ce fut plutôt à cause de sa passion antireligieuse qui lui valait la faveur de l’hébertisme alors puissant qu’à cause de ses plans d’unité humaine. Mais ici encore, j’ai le droit de penser qu’il aurait été exclu de la présidence des Jacobins si ses idées avaient scandalisé profondément la Révolution. Au fond elles n’étaient que la formule extrême de la théorie de la propagande révolutionnaire.

S’il était du devoir de la France libre de lutter pour la libération de tous les peuples opprimés par des nobles et des rois, qui ne voit que l’univers humain, ainsi délivré de l’oppression par une seule force, la Révolution, se serait rallié à cette force comme à son centre vital et politique et qu’il aurait organisé la Fédération unitaire des nations libres ?

On peut dire (si peu girondin que fût Clootz) que la Gironde, qui avait un moment étreint le monde dans son espérance, reconnaissait en lui un des siens quand Rabaut Saint-Étienne écrivait :

« Il a paru en France un de ces hommes qui savent s’élancer du présent dans l’avenir : il a annoncé que le temps viendrait où tous les peuples n’en feraient qu’un, et où les haines nationales finiraient ; il a prédit la république des hommes et la nation unique ; il s’est fièrement appelé l’orateur du genre humain, et a dit que tous les peuples de la terre étaient ses commettants ; il a prévu que la Déclaration des Droits, passée d’Amérique en France, serait un jour la théologie sociale des hommes et la morale des familles humaines, vulgairement appelées nations. Il était Prussien et noble, et il s’est fait homme. Quelques-uns lui ont dit qu’il était un visionnaire, il a répondu par ces pa-