Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/774

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tuer sa direction et son contrôle au contrôle et à la direction des ministres surveillés et conseillés par la Commune.

Celle-ci essaiera de conquérir les ministères comme elle a conquis celui de la guerre. Au besoin, les hébertistes et les Enragés, peu à peu réconciliés, opposeront au Comité de Salut public la Constitution qui ne prévoit que des ministres et ils essaieront ainsi d’appeler à eux tout le pouvoir. Oui, mais n’est-ce pas livrer la Révolution et les armées à une étroite coterie parisienne ? N’est-ce pas recommencer en sens inverse la scission de Paris et de la France ? N’est-ce pas surtout préparer entre la Convention et le Comité de Salut public d’un côté, la Commune et le ministère de la guerre de l’autre, un conflit paralysant, aussi funeste que celui auquel le 31 mai et le 2 juin ont mis un terme ?

Robespierre, assidu aux Jacobins, vigilant, courageux, s’obstine à déjouer la manœuvre, à prévenir les mesures hâtives qui sous prétexte de révolutionner l’armée la livreraient désorganisée et sans chefs à l’ennemi. Il s’applique à maintenir l’autorité de la Convention et du Comité de Salut public, à fondre toutes les forces de la Révolution, à créer contre le péril intérieur et extérieur la dictature de la France révolutionnaire appuyée sur Paris, et à écarter la dictature étroite de Paris qui aurait été bientôt précipitée dans le vide. Sommes-nous donc avec lui contre tous, contre Jacques Roux tout à l’heure, maintenant contre Hébert ?

À vrai dire, nous ne sommes pas obligés de prendre parti avec cette rigueur. L’histoire est une mêlée étrange où les hommes qui se combattent servent souvent la même cause. Le mouvement politique et social est la résultante de toutes les forces ; or, chaque force, pour donner toute sa mesure, est obligée, si je puis dire, de créer de l’espace autour d’elle, et de refouler les autres forces. Toutes les classes, toutes les tendances, tous les intérêts, toutes les idées, toutes les énergies collectives ou individuelles cherchent à se faire jour, à se déployer, à se soumettre l’histoire.

Et dans cette universelle action et réaction, il est impossible de définir l’effort propre de chacun. Le vainqueur serait autre s’il n’avait pas été combattu et il y a toujours quelque chose du vaincu dans l’acte du vainqueur. Toute victoire est une concession partielle. Sans Jacques Roux, sans Hébert, la ligne politique et sociale de la Révolution eût été autre. Elle a dû tenir compte des problèmes qu’ils formulaient, des énergies qu’ils suscitaient, des appétits qu’ils déchaînaient. Réduire l’effort de vingt-six millions d’hommes à la politique et aux combinaisons d’un homme serait puéril.

Les vivants, les combattants ne peuvent pas s’élever au-dessus d’eux-mêmes ; ils ne peuvent pas faire d’avance la synthèse de leur propre force et des forces adverses. Mais la mort délivre l’action de tout homme de sa forme étroitement individuelle ; et l’histoire met en lumière l’inconsciente et profonde collaboration de ceux qui furent des ennemis ou des rivaux. C’est le