Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/787

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sans fin ; et tous, harassés, désespérés, le cœur dévoré par toutes les tortures de la vanité malade et par des rêves impuissants de vengeance, ils s’enfoncèrent vers la Bretagne ; ils allèrent vers le Finistère, vers l’extrême pointe de la terre française, où les attendait Kervelegan. Ils cheminèrent, haletants, les pieds blessés, évitant les cités, évitant la vie, s’excommuniant eux-mêmes de la Révolution.

Or, pendant que le parti girondin, en Normandie, chancelait et se disloquait, une jeune fille de Caen, Charlotte Corday, allait vers Paris, ou pour sauver ou pour venger ceux qu’elle considérait comme les martyrs de la République. Elle s’était exaltée à admirer les héroïnes de Corneille.

Et, croyant que Marat était le génie du despotisme, de l’anarchie et du meurtre, elle avait résolu de le tuer. Le dimanche soir 13 juillet elle insista pour être reçue par lui. Il était dans la baignoire où il se tenait presque toujours depuis qu’une maladie inflammatoire le dévorait. Une planche posée en travers soutenait l’encrier et les feuilles de papier qu’il noircissait encore de sa pensée et de sa fièvre. Elle lui dit quelques mots et lui enfonça son couteau dans le cœur. Il jeta un cri, appela sa compagne Simonne Evrard et mourut.

Charlotte Corday, ayant fait le sacrifice de sa propre vie pour immoler une vie qu’elle jugeait scélérate, ne songea pas à fuir. Devant le tribunal révolutionnaire elle expliqua son acte en quelques paroles nettes, d’une simplicité héroïque et funeste, qui attestaient à quelles proportions mesquines elle avait réduit le problème de la Révolution. Belle, jeune, modeste et fière, enveloppée pour son trajet à l’échafaud de la chemise rouge des parricides, elle laissa dans les yeux du peuple une vision étrange de pourpre, d’héroïsme et de sang et, dans bien des cœurs, un trouble inconnu. Elle avait tué Marat, mais elle avait surtout tué la Gironde. Qui donc prendrait au sérieux la déclamation girondine contre les maratistes et les assassins ? Après Lepelletier assassiné, Marat assassiné. Ce sont ceux qu’on dénonce comme meurtriers qui sont frappés au cœur. Ainsi, même dans les esprits qui avaient été prévenus contre Marat, l’étonnement et une sorte de pitié succédaient à la colère et à la haine. Un des ressorts de la propagande girondine était brisé.

La Convention et le peuple firent à Marat des funérailles triomphales : la douleur des pauvres, des ouvriers fut violente. Ils perdaient un ami, un conseiller qui ne les flattait pas, qui savait au besoin les avertir et les rudoyer. La mort de Marat fut un grand malheur pour la Révolution. Peut-être s’il avait pu vivre un an encore, aurait-il empêché les funestes déchirements. Sa sœur disait : « Si mon frère avait vécu, Danton ne serait pas mort ». Qu’est-ce à dire ? C’est sans doute qu’il aurait empêché la campagne violente des hébertistes contre Danton, et concilié Danton et Robespierre. Mais pourquoi lui supposer cette influence souveraine, et ce prestige presque auguste que seule lui donna la mort ? Sans doute il aurait été débordé. En ces jours de