Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/810

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« Les pauvres, les hommes dénués et éloignés des intrigues voient tout passer devant eux sans qu’on les ait mis à portée d’atteindre à rien. Eh ! comment seraient-ils en état de faire les avances nécessaires, eux qui peuvent à peine se procurer un misérable grabat pour y reposer leurs membres harassés ? Il est vrai que, pour les consoler, on leur dit qu’ils ont droit à tout, que la loi n’exclut personne des avancements qu’elle offre. Oui, elle n’en exclut personne formellement et par le droit ; mais, par le fait, la multitude s’en trouve nécessairement exclue. Que serait-ce si j’en prenais une nouvelle occasion de me récrier, et si je prouvais que la plupart de ces avancements, pour être ouverts à plus de monde, n’en sont pas moins des attentats contre les droits réels de cette même multitude, et qu’ils ne font que multiplier les moyens de l’opprimer ? Mais je ne puis pas tout dire à la fois. »

Quel est donc le système proposé par Dolivier ? Il veut que les grands corps de ferme soient détruits, et que la terre soit divisée en autant de petites exploitations rurales qu’il y aura de familles. J’imagine (car son essai n’est qu’une esquisse très générale et où les détails manquent souvent) que des lots ne seraient accordés qu’aux chefs de famille qui en feraient la demande et qui s’offriraient à en faire la culture ; car ceux qui, établis dans les villes comme artisans et avec une suffisante aisance ne voudraient pas quitter leur métier ne seraient pas contraints de retourner à la terre. Ils sauraient seulement qu’en cas de besoin, et si un désastre les accable, ils pourront réclamer leur part du « grand communal ». C’est une sécurité pour eux ; et la propriété foncière est ainsi une sorte de fonds commun d’assurance sociale contre les misères et les accidents de la vie. La pensée de Dolivier serait réalisée aujourd’hui sous une forme plus moderne si un fonds d’assurance sociale ayant la valeur de la terre de France (c’est-à-dire une valeur énorme) était consacré à assurer tous les citoyens contre tous les risques de la vie, contre l’invalidité et le chômage, et aussi à munir chacun d’eux d’un petit capital d’établissement, soit pour qu’il exerce un métier indépendant, soit pour qu’en acquérant des actions dans la grande industrie il participe au progrès continu de la richesse.

Dolivier se rend bien compte que cette abolition des grandes fermes ne serait pas seulement une révolution sociale, qu’elle serait une révolution agronomique, et il répond que le régime des petites exploitations ne sera pas inférieur à celui des grandes. Mais comment faire passer la propriété foncière des mains de ceux qui la détiennent aujourd’hui à l’ensemble des citoyens ? Comment procéder à cette expropriation générale du domaine foncier ? Dolivier ne le dit point, et c’est là sans doute le point vif de sa pensée. Il l’indique, mais il n’y insiste pas expressément. Il attendait, pour se découvrir entièrement, d’avoir vu l’effet produit par ses tendances, et il se réservait sans doute d’aller bientôt jusqu’au bout s’il n’était pas arrêté en chemin par un coup de foudre.