Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/924

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grante qu’on pouvait relever contre l’hébertisme, il fallut, pour les accuser, dénaturer tout leur passé, calomnier toute leur vie.

Oui, il fallut faire de Danton un royaliste ; il fallut en faire un vendu ; il fallut en faire un traître. À l’homme du 10 août, Saint-Just osa dire : « Tu te cachas dans cette nuit terrible. » Et on le jugea pêle-mêle avec Chabot, avec d’Églantine, avec des hommes ou accusés ou convaincus de friponnerie et de vol. Et Robespierre avait fourni à Saint-Just les notes pour ce rapport : on les a retrouvées. Comment, par quel effort de pensée a-t-il donc pu jeter cette ombre criminelle sur toute la vie d’un homme que, le 3 décembre encore, devant les Jacobins, devant la Révolution, devant le monde il défendait et glorifiait ? Peut-être Robespierre se disait-il qu’il avait été dupe et détestait-il d’autant plus le rival naguère admiré. Peut-être aussi eut-il l’effroyable courage de mentir pour payer sa dette et la dette de la Révolution à ceux qui n’avaient sacrifié l’hébertisme qu’à regret. Il y eut des résistances. À la Convention, quand on apprit que Danton était arrêté, l’émoi fut vif. Mais le niveau de terreur passa vite sur les têtes. Et ces résistances n’eurent d’autre effet que d’amener Robespierre à s’engager lui même plus à fond, à donner de sa personne, à s’éclabousser lui-même du sang de Danton.

Quel est ce privilège, et qui donc ose demander que Danton soit admis à s’expliquer à la barre ? Lui-même l’avait demandé en vain pour Fabre d’Églantine : y aura-t-il ici des faveurs pour les grands coupables ? Non, nous ne voulons pas d’idole ; nous ne voulons pas surtout d’une idole dès longtemps pourrie. « Idole pourrie », disait Robespierre. Vadier, se frottant les mains à l’arrestation de Danton comme il fera bientôt à celle de Robespierre, avait dit : « Nous viderons bientôt ce turbot farci. » Les contre-révolutionnaires se répétaient ces mots et ils attendaient l’heure où ils pourraient abattre en effet toute la Révolution comme une idole pourrie, et vider, comme un turbot farci, le peuple souverain.

Danton et ses amis se défendirent devant le tribunal révolutionnaire et se débattirent. Tantôt Danton semblait accepter et appeler la mort : « Ma demeure sera bientôt le néant et mon nom vivra dans le Panthéon de l’histoire. » Ou encore : « La vie m’est à charge, qu’on en finisse ! » Tantôt il se révoltait contre l’accusation monstrueuse de royalisme, de trahison, de vénalité. Il sommait ses accusateurs de comparaître, il appelait et défiait Robespierre absent ; et, par les fenêtres ouvertes de la salle, sa voix de tocsin allait jusque sur les quais faire vibrer le peuple qui s’étonnait, ne comprenait plus. Dans sa protestation vigoureuse, un peu théâtrale parfois, mais puissante, et dont il est vrai que les échos soulevaient encore ses partisans, il n’y a, sur la marche de la Révolution, aucune idée d’avenir. Danton n’osait-il pas devant les juges avouer toute sa politique ; voulait-il à tout prix gagner la foule, et prenant ensuite l’offensive contre