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Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/926

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siècles peut-être le destin de l’ordre nouveau, ceux qui dirigent cette entreprise immense n’ont pas le temps de rallier les dissidents, de convaincre leurs adversaires. Ils ne peuvent faire une large part à l’esprit de dispute ou à l’esprit de combinaison. Il faut qu’ils combattent, il faut qu’ils agissent, et pour garder intacte toute leur force d’action, pour ne pas la disperser, ils demandent à la mort de faire autour d’eux l’unanimité immédiate dont ils ont besoin. La Révolution n’était plus à ce moment qu’un canon monstrueux, et il fallait que ce canon fût manœuvré sur son affût, avec sûreté, rapidité et décision. Les servants n’avaient pas le droit de se quereller. Ils n’en avaient pas le loisir. À la moindre dispute qui s’élève entre eux, c’est comme si la Révolution était enclouée. La mort rétablit l’ordre et permet de continuer la manœuvre.

L’entreprise des révolutionnaires était immense et leur base d’opération était très étroite. Ils étaient à la merci de Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir opposé ou tenté d’opposer les départements à Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir obligé Paris à intervenir par la force, le 31 mai, pour mettre un terme aux divisions insensées, à la politique de déclamation, de contention et de querelle. Si elle n’avait pas, dès l’origine, brisé l’unité révolutionnaire de la Convention, si les délégués de toute la France avaient pu délibérer fraternellement, la Révolution aurait eu une base bien plus large, et le gouvernement révolutionnaire n’aurait pas été contraint de surveiller avec inquiétude les moindres mouvements du peuple de Paris.

Maintenant, au contraire, la Convention était comme cernée dans Paris : c’est Paris qui était le point d’appui et le levier, et comme il suffisait de l’insurrection de quatre ou cinq mille hommes résolus pour mettre la main sur ce levier, le Comité de Salut public faisait appel, pour prévenir toutes les velléités insurrectionnelles, à la rapidité de la mort. Encore une fois, celle-ci était du jeu, et quelque pitié qui s’attache à ces existences si brutalement tranchées, ce n’est point cette tragédie de l’échafaud qui émeut le plus profondément l’esprit attentif.

Ce qui est affligeant et terrible, c’est que les révolutionnaires n’aient pas su trouver le centre d’action commune qui aurait permis de coordonner tous les efforts. S’étant divisés, s’étant calomniés, s’étant haïs, ils ne pouvaient plus rendre un peu d’unité à la Révolution décomposée par eux qu’en supprimant l’adversaire. La mort était la rançon lamentable de leurs fautes, le contre-poids sinistre de leurs égoïsmes et de leurs erreurs. Les querelles, les malentendus, les ambitions et les étourderies aboutissaient à cette anatomie misérable que formule un des dantonistes jetés au Luxembourg : « Désarticuler les vertèbres du cou. »

La Révolution était affaiblie non par l’effusion du sang révolutionnaire,