Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/108

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seraient obligés de vendre leurs terres, s’ils payaient l’impôt en raison de leur fortune ; que la concurrence illimitée amène l’accumulation de la richesse en un petit nombre de mains ; que l’État a le droit d’intervenir pour corriger ces effets de la liberté de l’industrie. — C’est vrai, s’écrient quelques voix. — Mais il ne s’agit pas de savoir si c’est vrai, réplique Bonjean ; il s’agit de savoir si ces idées sont répudiées par le ministère, et comme il se refuse à condamner ce manuel, destiné non aux enfants, mais aux maîtres, il est impitoyablement renversé.

Cependant le socialisme n’était pas mort. Le monstre avait reparu dans les élections. Il reparaissait à la tribune en la personne d’un être énigmatique et puissant, moitié maître d’école et moitié paysan du Danube, figure honnête, rose et placide où s’allumaient des yeux vifs amortis par des lunettes pacifiques, mais esprit tout bouillonnant d’idées et de colères, hérissé de chiffres, de syllogismes, de sarcasmes, en contradiction perpétuelle avec les autres et avec lui même. Proudhon (car c’est lui qui entre en scène)avait pris pour devise : — Je démolirai et je reconstruirai. — Mais il avait été surpris par la Révolution de Février en plein travail de démolition. Révolutionnaire de tempérament, il y avait pris part, tout en trouvant qu’elle survenait trop tôt et qu’il aurait mieux valu faire en trente ans ce qu’on avait fait en trois jours. Il avait signé une proclamation, donnant aux Parisiens ce conseil : — Louis-Philippe vous traite comme Charles X : envoyez-le rejoindre Charles X. — Le trône à bas, sentant qu’il ne servait à rien de récriminer, il s’était jeté dans la lutte, mais sans enthousiasme ; en critique qu’il était, il avait agi en se regardant agir, en jugeant ses actes et ceux des antres. Il avait fondé un journal Le Représentant du Peuple, et comme on venait réclamer de lui la solution du problème social, qu’il avait promis de donner, il avait exposé ses théories dans des articles pleins de verve et dans des brochures à titre retentissant. Il avait reproché au Gouvernement provisoire de proscrire le drapeau rouge, « étendard fédéral du genre humain » ; il avait attaqué Louis Blanc qui avait eu le tort de dédaigner une proposition d’alliance. Une première fois candidat (ce qui allait peu avec son mépris passionné du régime parlementaire), il avait échoué ; puis élu à Paris, il s’était fait inscrire au Comité des Finances, et à ceux qui s’en étonnaient il répondait avec flegme : « Je suis un financier ». — Mais dans l’Assemblée, il s’était senti désorienté ; il avait perdu contact avec le peuple dans ce qu’il appelle cet « isoloir » ; il n’avait su ni prévoir, ni prévenir les journées de juin ; il ne put que les déplorer.

Elles furent pour lui l’occasion d’une crise de conscience, l’événement décisif qui jeta dans la politique active cet homme qui passait sa vie à médire de la politique. Il avait vu, sans tristesse, sombrer les projets de Louis Blanc. « Orgueil ou vertige, dit-il, je crus mon jour venu. » Le moment lui parut bon pour mettre à l’ordre du jour son propre système. Le 8 juillet, s’adressant aux petits boutiquiers, il écrivait dans son journal : « Le terme ! voici le terme !