Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/149

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Heureusement journaux et brochures précisèrent et développèrent ce programme à la fois creux et fanfaron. Le socialisme à ce moment prend une physionomie nouvelle. Il paraissait vaincu, abattu, étouffé ; ses principaux chefs d’école étaient en exil ou en prison ; les autres étaient diffamés, déconsidérés, tués dans l’opinion. Je ne crois pas qu’il ait jamais été dans un état plus misérable. A l’Assemblée, personne n’osait plus se dire socialiste, et Louis Reybaud, parlant alors du socialisme, le considérait comme un mort dont il faisait gaillardement l’oraison funèbre. Mais c’était une fausse joie pour les partisans du statu quo économique. Mort apparente, mue réelle. Le communisme est laissé à l’arrière-plan, comme un but lointain ; le socialisme passe au premier, comme une étape de transition, et par cela seul il change de caractère. Le socialisme à systèmes rigides et exclusifs se transforme en socialisme presque sans doctrine, cousant ensemble des idées empruntées à ces frères ennemis, Louis Blanc, Considérant, Proudhon[1]. Le Socialisme utopique, rêvant une refonte totale et rapide de la Société devient un socialisme atténué, mais pratique. Tel il reparaît, éclectique et réduit provisoirement à des réformes radicales, dans la propagande où il recrute des adhérents inattendus.

Les démocrates-socialistes ne s’adressent plus seulement aux ouvriers des villes et de la grande industrie, ils s’occupent des paysans qu’ils avaient négligés, dédaignés. A l’exemple de la bourgeoisie, ils se décident à écrire pour eux. Un Comité, où figurent Michel de Bourges, Eugène Sue, Schœlcher, Agricol Perdiguier, Miot, lance une série de petites brochures, d’almanachs, de gravures, de chansons, de médailles. Eugène Sue, le romancier populaire, publie, dès 1848, Le Républicain des Campagnes, une sorte de manuel politique en quatre entretiens, et il y réclame, en fait de choses qui devaient plaire aux campagnards, la création de fermes-modèles et d’écoles d’agriculture, l’assurance par l’État, l’impôt progressif sur les rentiers et les prêteurs hypothécaires, la suppression de l’impôt du sel. Il essaie d’établir un lien entre ruraux et citadins par l’abolition des octrois, qui facilitera, pour le profit des uns et des autres, la circulation des produits des champs. Il demande le partage et la mise en valeur des communaux. Comment ne pas rappeler, à ce propos, que, suivant Proudhon, les conservateurs, en dénonçant les socialistes comme partageux, leur conquirent des partisans dans les villages où l’on n’avait pas oublié le dépeçage auquel la première Révolution avait soumis les terres des émigrés et du clergé ? Eugène Sue prêche encore à ceux qu’il endoctrine l’association comme une garantie en cas d’accident et comme une économie d’argent et d’efforts. Dans une autre brochure intitulée : Le Berger de Kravan, il raille les beaux petits livres de Messieurs de l’Académie et les tableaux poussés au rose qu’ils tracent du monde environnant. Pierre Joigneaux, qui formera un groupe de réforme

  1. Le Club de l’Union ou de la Sorbonne avait travaillé à la fusion des différentes écoles socialistes.