Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/215

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brisé ; l’accord ébauché se révèle impossible. Incident secondaire et fortuit ? Non certes, mais aboutissement logique d’un long passé, et aussi curieux exemple des mirages de l’exil : le comte de Chambord croît que cent mille hommes sont prêts à se soulever pour le replacer sur le trône de ses pères ! Vainement les habiles essaient d’un replâtrage en déclarant que le prince n’entend pas être un monarque absolu, en lui faisant écrire une lettre où il accepte « l’égalité devant la loi, la liberté de conscience, le libre accès de tous aux emplois publics » ; ces libertés ne sauraient être autre chose qu’un don bénévole fait à ses sujets par un prince qui n’a point et ne peut avoir avec eux les liens d’un contrat. Quelqu’un vit en ce temps-là, dans une armoire de Frohsdorf, l’uniforme que le comte de Chambord avait commandé en vue de sa rentrée dans sa bonne ville de Paris ; une cocarde tricolore y était piquée ; c’était le maximum des concessions qu’il regardait comme possibles.

Une discussion qui eut lieu à l’Assemblée montra bien le caractère indélébile que gardait forcément la royauté dite légitime. Un représentant nommé Creton avait proposé l’abolition des lois de bannissement qui frappaient les membres des familles ayant régné sur la France ; les Orléans pouvaient consentir à rentrer en France comme simples citoyens ; ils ne demandaient qu’à venir faire sur place leur métier de prétendants ; ils avaient accepté, sollicité même discrètement de la République le paiement du douaire promis jadis à la reine Marie-Amélie et la levée du séquestre pesant sur les biens de leur famille ; mais le comte de Chambord, enveloppé dans les plis du drapeau blanc, comme dans un linceul, emprisonné, comme dans une gaine de pierre, dans sa dignité d’héritier de Louis XIV et de représentant du droit divin, ne pouvait revenir d’exil qu’en souverain, et les légitimistes votèrent pour l’ajournement de la proposition Creton.

Le désarroi était ainsi au camp des fusionnistes. Les aigres récriminations recommençaient entre orléanistes et légitimistes. On avait escompté le concours de Changarnier pour étrangler « la gueuse », comme il nomma la République, Il eût été volontiers le Monk d’une nouvelle Restauration. Mais encore fallait-il savoir au profit de qui elle se ferait. Dans le doute il se réservait et se complaisait à jouer le rôle de sphinx.

Pendant que les royalistes se disputaient la peau de l’ours encore vivant, un troisième chasseur, le parti bonapartiste, poussait droit à la bête. Il avait plusieurs avantages sur ses concurrents. Les blancs inquiétaient à la fois la bourgeoisie et la population des campagnes ; les orléanistes étaient trop meurtris de leur chute récente pour remonter ouvertement au pouvoir d’où ils étaient tombés de façon si rapide et si rude ; le césarisme, lui, avait un manteau de gloire sur les souvenirs de ses méfaits plus anciens ; puis il était le terme naturel de l’évolution qui s’accomplissait. C’est une loi de l’histoire que les guerres civiles et surtout les guerres sociales concentrent le pouvoir