Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/237

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« Mon capitaine, j’ai l’honneur de vous adresser ci-joint, la liste par commune des principaux démagogues du ressort de mon arrondissement de brigade, dont, d’après mon opinion et des informations prises secrètement auprès des gens d’ordre, je crois avoir été juste en y apposant, en regard de leurs noms, les notes qu’ils méritent de ce qu’ils auraient été capables de faire, si malheureusement la démagogie s’était soulevée dans les environs ; mais aucun n’a bougé… »


Suivent les noms, avec des annotations où revient comme un refrain :

Un tel. cultivateur. La famille, qui est fort étendue, est aisée et a beaucoup d’entrain.

Un tel. cabaretier, sabotier. Socialiste. A beaucoup d’entrain par l’effet de sa profession.

Un tel. maire de la commune. On lui croit de l’entrain dans le parti démagogique.

Ces fonctionnaires zélés ont parfois des collaborateurs bénévoles. Un témoin écrit :


« Je rencontrai le vicaire-général de l’évèché allant à la préfeclure. Il m’avoua, croyant sans doute m’effrayer, qu’il portait au préfet le nom de nombreux socialistes dénoncés par leurs propres curés. »


Quelques-uns de ces auxiliaires de la police furent faits chevaliers de la Légion d’honneur, avec cette mention : « Services distingués en décembre 1851 ».

Les listes ainsi établies, que va-t-on faire des individus qu’on y a inscrits à leur insu ? Les juger ? Ils sont trop ; et puis le jury est lent, peu sûr ; une discussion compromettrait les grands principes au nom desquels on a sauvé la société. Le préfet de la Sarthe, Migneret, suggère des façons d’agir plus expéditives et Morny, conformément à son avis, divise les « coupables » en trois catégories. La première comprend ceux qui sont convaincus d’avoir pris part aux insurrections récentes ; pour ceux-là la déportation à Cayenne ou a Lambessa, où ils rencontreront les insurgés de Lyon ; des femmes héroïques, comme Pauline Roland, et cinq représentants sont joints à cette charrette qui mène à la guillotine sèche. La deuxième embrasse « les chefs reconnus du socialisme » ; pour eux l’exil, où ils iront rejoindre le gros des Montagnards. La troisième se compose des hommes politiques qui se sont fait remarquer par leur violente hostilité au pouvoir ; on se borne à les éloigner momentanément de France, comme Quinet, Pascal Duprat, etc.. On laisse du reste aux préfets la latitude d’ajouter à ces derniers ceux qu’ils estimeront utile de traiter pareillement, et pour ces victimes subalternes de nouvelles peines sont prévues : l’internement hors du département, la mise sous la surveillance de la police. Du reste point de jugement. Répression gouvernementale ; justice administrative, disent ceux qui recourent à ces retranchements arbitraires. — Justice d’abattoir, — réplique le proscrit Ribeyrolles. Un peu plus tard, pour associer la magistrature et l’armée aux responsabilités de l’administration, on instituait une « sorte de tribunal mixte », qui, formé du préfet, d’un officier et du procureur, devait, sans enquête au grand jour, sans débat contradictoire, prononcer sur le sort de ces adversaires transformés d’un trait de plume en criminels.