Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/246

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entre le peuple et la bourgeoisie. Seulement Cabet écrit : — Haine et guerre aux mauvaises institutions sociales ; indulgence et bienveillance pour les individus ! — Louis Blanc dit à la Constituante : « Quand nous plaidons la cause du pauvre, nous plaidons en même temps celle du riche », et il refuse de proclamer la « guerre de ceux qui n’ont pas contre ceux qui ont ». Dans leur horreur de la violence, quelques-uns iront jusqu’à vouloir la subir plutôt que de l’employer, même pour se défendre. Cabet, qu’on a voulu assassiner, déclare qu’il aime mieux « forcer les gens à se repentir de l’avoir sacrifié que de mériter la haine en devenant oppresseur. » Pierre Leroux, qui a condamné le recours à la force la veille du 24 Février, a le courage de prononcer un discours pacifique devant les familles des victimes de Juin et il déclare à Louis Blanc, que, fût-il attaqué à main armée, il se laisserait tuer pour la vérité, convaincu que de tous les moyens de servir une cause il n’en est pas de plus efficace que le martyre.

Si le nombre est petit de ceux qui poussent aussi loin l’abnégation, du moins presque tous les socialistes d’alors sont des fervents de l’idéal. Ils comparent la réalité à l’idée de justice qui s’épanouit dans leur raison comme la fleur de la civilisation à laquelle ils appartiennent, et ils essaient de redresser le monde d’après cette conception abstraite. Proudhon, qui raille sans pitié les fraternitaires, les sentimentalistes pleurards et confits en douceur, n’est pas moins idéaliste que les autres. Il a beau considérer la justice comme une conciliation d’intérêts et, en bon comptable qu’il est, tâcher de déterminer ce qui revient à chacun ; il se refuse à considérer l’égoïsme comme le mobile suprême de l’humanité et, s’il prétend suivre la science comme guide, c’est la science de ce qui doit être autant que la science de ce qui est.

Cet idéalisme foncier des" réformateurs les porte, comme Cabet, comme Considérant, à dresser devant les foules l’attirant mirage de cités parfaites, où tout est combiné pour en faire de petits paradis terrestres ; le malheur est que le déchet est grand, lorsqu’il s’agit de modeler la réalité à l’image de ces Edens en espérance. Le malheur est aussi que cette recherche de l’absolu rend ceux qui s’y adonnent dédaigneux de la pratique ou tout au moins peu propres à se plier aux conditions qu’elle exige. Lorsqu’ils descendent sur le terrain de l’expérience, ils sont comme ces oiseaux à grandes ailes qui ne peuvent marcher sur le sol qu’avec difficulté. Mais, lancés dans les hauteurs de la spéculation, ils dépassent du regard les limites du pays ou ils vivent ; ils travaillent, suivant la tradition de la Révolution française, pour la France et pour l’humanité ; ils proclament des principes universels. Le socialisme, dès son entrée dans la carrière, a un caractère cosmopolite. Il souhaite pour la planète une langue unique et la paix perpétuelle par une fédération de peuples libres. Proudhon dénonce ce nationalisme (et il souligne le mot) qui consiste pour une nation à se croire prédestinée au rôle d’initiatrice du reste