Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/381

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reçues solennellement par Béranger et Lamennais et enregistrées au Moniteur. L’archevêque de Paris envoyait ses couverts d’argent ; des employés, des ouvriers offraient une journée de leurs salaires, donnaient leur montre et leur chaîne ; des femmes du peuple sacrifiaient leurs bagues, leurs boucles d’oreilles, leurs cadeaux de noces. Touchante et maigre contribution ! Quelques gouttes d’eau dans un immense bassin vide ! Voilà tout ce que pouvait fournir cette espèce de Mont-de-piété national ! De ceux qui possédaient de l’argent, rien ne venait. Le capital émigrait ou se terrait. La baronne Bonde écrit : « Si vous faites une visite, vous trouvez une dame avec des mains très sales, qui vient de creuser un trou dans son jardin pour y cacher ses bijoux. » D’autres gens riches se hâtaient de rassembler leurs cuillers et fourchettes pour les porter à la Monnaie. C’était à qui, dans la classe aisée, réduirait ses dépenses, supprimerait dîners et fêtes, vendrait ses chevaux et ses voitures, renverrait ses domestiques, s’habillerait mesquinement, ajournerait le paiement de ses fournisseurs, jouerait la gêne. Un contemporain a nommé cela « la conspiration de l’économie ». Les colifichets de la mode se vendirent à vil prix, ce printemps-là. Le numéraire devenait une rareté. Un boulevardier sortait de sa poche avec ostentation une pièce de 20 francs qu’il montrait à un cercle de badauds : « Regardez bien ! criait-il ! La voilà ! C’est la dernière ! Un sou pour la voir ! Deux sous pour la toucher ! »

Allait-on faire banqueroute ? Le gouffre était à deux pas. Chaque matin le caissier central disait à Garnier-Pagès : « Monsieur le Ministre, nous avons encore de quoi vivre tant de jours. » Et le nombre des jours allait diminuant de façon effrayante. On avait beau se débattre. On était contraint à des procédés irréguliers. Les fonds réservés pour l’amortissement de la dette étaient dépensés au jour le jour. Le ministre se faisait autoriser à aliéner : 1° les diamants de la couronne, joujoux somptueux dont on n’avait plus que faire ; 2° les terres et les bois de l’ancienne liste civile ; 3° une portion des forêts nationales ; et il engageait à la Banque une partie de ces ressources pour garantir une avance de 230 millions qu’elle faisait à l’État. Cet emprunt déguisé ne suffisait pas encore, et les orateurs des clubs révolutionnaires réclamaient soit un impôt extraordinaire sur les riches, soit le remboursement du milliard accordé aux émigrés par la Restauration. C’est alors que Garnier- Pagès, dans son embarras mortel, s’avisa de demander un sacrifice exceptionnel à la propriété foncière.

On décréta le 16 Mars le fameux impôt des 45 centimes, qui fut complété, le 19 Avril, par une taxe de 1 0/0 sur les créances hypothécaires. Il consistait à augmenter de 45 centimes 0/0 le total des quatre contributions directes. Les rôles étaient tout prêts ; pas de temps perdu ; on s’assurait de la sorte les ressources nécessaires.

L’idée n’était point neuve. Garnier-Pagès ne peut être accusé de l’avoir inventée. Le premier Empire, Louis XVIII, Louis-Philippe avaient eu succes-