Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/598

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui témoigner sa surprise d’une telle démarche ; il rapporte ainsi la réponse de Lucien : « Non, me dit-il, avec la plus grande émotion, l’on se trompe ; mon frère n’a que des desseins généreux et favorables à la liberté. J’ai même tout lieu de croire qu’il ne se présentait au Conseil que pour remettre des pouvoirs dont il a dû déjà sentir la surcharge ; et si je pouvais, ajouta-t-il, parvenir à me faire entendre, il me serait facile de rendre à l’assemblée le calme que réclament les grands intérêts de la patrie » (Coup d’État du 18 brumaire, p. 26).

« Le mouvement qui vient d’avoir lieu au sein du Conseil, déclara Lucien Bonaparte lorsque l’agitation fut un peu calmée, — et à elles seules ces paroles suffisent à établir qu’il n’y avait eu ni menace d’assassinat, ni coups, et c’est ce que remarque Bigonnet (Idem, p. 31) : « Personne n’avait pu mieux observer que lui ce qui venait de se passer ; et, certes, ce ne sont pas de timides explications qu’il eût essayé de faire entendre, s’il avait vu les jours de son frère aussi dangereusement menacés » — prouve ce que tout le monde a dans le cœur, ce que moi-même j’ai dans le mien ». Il s’efforça ensuite d’expliquer la démarche de son frère. Devant l’attitude du Conseil qui, malheureusement, s’agitait sans traduire en actes décisifs sa très sincère indignation, Lucien recommença sa tentative de justification et proposa de le faire appeler pour l’entendre. Interrompu à chaque mot, persuadé que ses efforts étaient inutiles et que la mise hors la loi allait être votée, « suffoqué par les larmes » (Cabet, Histoire populaire de la Révolution, t. IV, p. 439), il déclarait démissionner de ses fonctions de président et déposait ses insignes sur la tribune lorsqu’un peloton de grenadiers, sous les ordres d’un lieutenant, entra dans la salle et l’entraîna au dehors en criant : « C’est par ordre du général ». Il eut un moment de frayeur, ayant cru d’abord qu’on venait l’arrêter (Le Propagateur du 20 brumaire cité par M. Vandal dans L’avènement de Bonaparte, p. 589, et Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. XXXVIII, p. 214). Voici ce qui, dehors, était arrivé. Extrêmement troublé depuis sa sortie de l’Orangerie, « revenu de l’étourdissement que lui avait causé la scène du Conseil des Cinq-Cents » (Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, t. Ier, p. 51), Bonaparte, en passant sur le front des troupes pour les rallier à sa cause, avait eu une défaillance et était tombé de cheval ; c’est ce que raconte, en le soulignant, Cabet (Idem, t. IV, p. 440) qui avait recueilli les récits de témoins, c’est ce que racontent aussi Bûchez et Roux (Histoire parlementaire…, t. XXXVIII, p. 217). Le général Lefebvre avait commandé aussitôt à un officier d’aller chercher Lucien et de le ramener coûte que coûte.

C’est alors que Lucien songea à utiliser la fable des « poignards » imaginée dès le début pour motiver la demande de translation des Conseils, et dont Cornet s’était servi à la tribune des Anciens. Avec une résolution qui fit complètement défaut à son frère, il monta à cheval, harangua les troupes, leur ra-