Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/156

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dant la campagne de Marengo, il y eut, dans la famille même de Bonaparte et dans son entourage immédiat, des projets élaborés pour transformer le personnel du gouvernement, au cas d’un revers éprouvé par le premier consul ou au cas de sa mort. Il sut que Joseph, Talleyrand. Sieyès, Fouché, Carnot, Lafayette avaient brigué la première place. « Il avait côtoyé l’abîme : à Marengo, la déroute ; à Paris la défection, le complot… Il ferma les yeux, il se tut… Mais la confiance disparut. Il éprouva l’effroyable solitude du pouvoir absolu. Tout se fit instrument entre ses mains ; tout, aussi, se dessécha, se refroidit, tourna à l’acier, au rouage de machine[1] ». L’obsession du complot devient alors puissante dans l’esprit du despote, et toujours l’obsession du complot anarchiste. Bonaparte avait à côté de la police de Fouché sa police particulière, et c’est d’elle qu’il tint l’avertissement d’un complot tramé par les exagérés Arena et Cerrachi. Les dessous de cette lamentable histoire restent obscurs. D’après Barère[2], toute la conspiration d’Arena aurait été inventée par Talleyrand et Bourrienne, jaloux de Fouché et désireux de montrer à Bonaparte qu’il ne savait pas diriger la police. En réalité, Fouché savait fort bien à quoi à s’en tenir sur le complot qui n’existait réellement pas. Cependant, le 2 brumaire an IX (23 octobre 1800), il adressa aux consuls un rapport où il déclarait avoir découvert une abominable conspiration dont le but était de faire poignarder le premier consul à l’Opéra. En réalité, lorsqu’il avait vu que Bonaparte lui dénonçait lui-même le complot, il avait chargé ses agents provocateurs d’attirer quelques républicains, dont Arena, Cerracchi, Demerville, Topino-Lebrun, dans un piège où ils allèrent donner, et, le 10 octobre, ils furent arrêtés à l’Opéra. Ils avaient des poignards sur eux. Aussitôt l’opinion publique fut savamment travaillée : il devait y avoir trente conjurés à l’Opéra ; on devait incendier le bâtiment, mettre à mort tous les spectateurs[3]… Comme il fallait s’y attendre, les arrestations se multiplièrent, et les sentiments « bonapartistes » s’accrurent en raison directe du « péril » couru. Le 10 pluviôse an IX, après le jugement du tribunal criminel de la Seine, Arena et ses amis furent guillotinés.

Fouché, pour bien montrer ses qualités et prendre sa revanche en découvrant à son tour un complot — triste gouvernement que celui où l’émulation entre les serviteurs de la chose publique ne s’exerce que dans la découverte de pseudo-conspirateurs ! — fit arrêter, le 18 brumaire an IX (8 novembre 1800), un chimiste, nommé Chevalier, ancien employé du Comité de salut public. « On a trouvé dans une des maisons où il se cachait une caisse de fusées, cartouches, etc., et, dans celle où il a été arrêté, un panier plein des mêmes matières, avec une machine construite dans le genre le plus meurtrier. C’est une espèce de petit baril de 15 à 16 pouces de long, sur 8 à 9 de

  1. Sorel, L’Europe et la Révolution française, VI, 51.
  2. Mémoires, III, 115.
  3. Archives nationales, F7 3702.