Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/171

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Cependant, le Tribunat et aussi le Corps législatif continuaient le mouvement d’opposition. Dans un chapitre spécial, nous étudierons parmi les institutions consulaires le Code civil, où la société bourgeoise a pensé figer, dans des textes immuables, des principes conservateurs d’un ordre que nous voulons changer. Mais c’est précisément à l’occasion du Code civil, qu’un nouveau conflit surgit entre le premier consul et les assemblées. Les trois premiers titres leur en avaient été soumis, et dans la discussion qui s’engagea à leur sujet devant le Tribunat, des orateurs comme Andrieux, Chazal, Thiessé, tout en prenant soin de ménager Bonaparte et en parlant des « précieux travaux d’un génie bienfaisant », mirent en valeur des arguments tellement solides et établirent de telles critiques, que le titre premier et le titre second furent repoussés. Le Corps législatif repoussa à son tour le premier titre et, avant qu’il eût examiné le second, le projet fut retiré. Un message du gouvernement déclara, parmi d’autres injures, « que le temps n’était pas venu où l’on portât dans ces grandes discussions le calme et l’unité d’intention qu’elles réclamaient. »

Bonaparte était résolu à frapper. L’ « audace » du Tribunat et du Corps législatif l’exaspérait, audace pourtant bien faible et en quelque sorte rendue nécessaire par la Constitution même, puisque aucune des deux assemblées n’avait droit d’amendement à des textes présentés par le Conseil d’État, et qu’elles n’avaient d’autre ressource, pour marquer leur refus à l’acceptation d’une partie de ces textes, que de rejeter le tout. Mais le premier consul était décidé à briser toute résistance. C’était le moment où il se préparait à soumettre le Concordat à l’acceptation des « représentants » de la nation, et l’esprit qui les animait était trop mauvais pour qu’il se fît illusion sur l’issue de cette présentation[1]. Peut-être songea-t-il à opérer de lui-même l’épuration ou la dispersion du Tribunat et du Corps législatif. Une combinaison, suggérée, paraît-il, par Cambacérès, lui permit d’atteindre le but qu’il voulait en dissimulant, par une pseudo-interprétation de la Constitution, ce qui, en réalité, n’était autre chose qu’un coup d’État.

Sa popularité, encore accrue par le titre qu’il recevait à Lyon de président de la République italienne, lui permettait d’oser et de punir. Le Tribunat et le Corps législatif devant être renouvelés par cinquième ; au lieu d’y faire procéder par tirage au sort, il donna au Sénat mission de désigner quels membres devaient abandonner leurs sièges. Bailleul, Benjamin Constant, Chénier, Chazal, Daunou, Guinguené, Isnard… tels furent les hommes que le Sénat élimina pour les remplacer par des personnages sur la docilité de qui Bonaparte pouvait compter. N’y avait-il pas parmi les membres nouveaux du Corps législatif, quinze généraux ou officiers et vingt-cinq fonctionnaires ! Il n’y eut guère qu’un seul républicain qui rentra au Tribunat ; et l’on s’étonne de l’y voir, c’est Carnot.

  1. Lanfrey, p. 96.