Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/172

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En dehors des actes d’opposition émanant des assemblées, en dehors des conspirations de parti, nous devons faire une place à ce que l’on appelle l’opposition républicaine de l’armée, puisque cette opposition s’est traduite, elle aussi, par des « complots ». Les militaires, les chefs surtout, étaient envieux de Bonaparte. Ils le voyaient parvenu à la tête de la nation, et chacun songeait qu’il avait, tout comme le premier consul, un sabre qui serait fort capable de s’élever au-dessus du pays. La paix leur donnait de l’oisiveté. Le Concordat les avait conduits à l’Église et ils étaient ardemment irréligieux… Ils songèrent à renverser Bonaparte et, comme celui-ci accroissait chaque jour sa puissance aux dépens de la liberté, ils se proclamèrent les défenseurs de la République. Ne nous y trompons pas : les uns, derrière cette étiquette, abritaient surtout leur ambition personnelle ; d’autres, habitués à la guerre, ne voyaient dans la République qu’un prétexte à retourner aux camps ; peu, en somme, étaient vraiment républicains — sauf parmi les soldats. À Paris, des chefs se réunissaient pour envisager quelle solution pourrait intervenir qui arrêterait la marche en avant du premier consul. « On se constitua en flagrant délit de conspiration[1]. » Parmi les Lecourbe, les Delmas, les Drouot, les Monnier et tant d’autres officiers qui déclaraient leur libéralisme « à grand fracas de sabres et d’éperons sur le pavé », deux hommes se détachent dont il convient de dire quelques mots. Bernadotte et Moreau, ces deux généraux, dont l’un, souvent pardonné, poursuivit Bonaparte d’une jalousie tenace qui finit dans la trahison et lui assura une couronne, et dont l’autre, trop populaire pour ne pas gêner le premier consul, accapareur de gloire, fut brisé lamentablement et trahit aussi, étaient les deux centres vers lesquels rayonnaient toutes les espérances militaires de libération. Bernadotte accueillait largement tous les concours, et paraissait toujours s’engager à fond, mais il était du « sang de Gascogne qui, pour trouver les passages, partir à point, arriver à temps, éviter les mauvaises rencontres, découvrir la bonne place, s’y asseoir et s’y tenir vaut tous les sangs du monde[2] » : c’est pourquoi, quand tout était, perdu Bernadotte était sauvé[3]. Moreau s’isolait. Il était le grand Moreau. Il restait au-dessus des conspirateurs, mais en pleine conspiration et n’envisageait nettement dans le renversement de l’ordre établi que l’occasion de donner libre carrière à son génie militaire. Il était républicain, mais les choses de la politique lui restaient étrangères. Bernadotte avait grande allure ; Moreau se repliait dans une orgueilleuse timidité.

Les complots de 1802, à Paris, ont ceci de remarquable qu’ils ne se manifestent que par les peines infligées à un certain nombre de militaires. De

  1. Mémoires du duc de Rovigo, I, ch. 28.
  2. Sorel, o. c, VI, 218.
  3. Bernadotte fut aussi servi par ce fait qu’il était allié aux Bonaparte. Il était en effet beau-frère de Joseph. Ils avaient épousé les deux filles d’un négociant de Marseille, Julie et Désirée Clary. Désirée Clary, femme de Bernadotte, avait été fiancée à Bonaparte.