Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/26

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ouvriers, rien à en espérer non plus. Par conséquent, cette classe de la nation reste quantité négligeable, et Bonaparte s’occupera de la « gouverner » dès le premier jour.

Ses préférences sont donc certaines, son attitude toute tracée. Son intérêt le voulant ainsi, c’est vers la classe possédante que Bonaparte va se tourner et son action tendra à lui donner des gages de son désir de la contenter. Consolider sa situation et la fortifier au moyen de lois nouvelles qui, tenant compte des changements survenus dans l’organisation sociale, feront d’elle définitivement la classe privilégiée ; tenir par elle la nation tout entière et la conduire vers la gloire qu’il rêve : voilà ce que Bonaparte va s’efforcer de faire.

C’est à la clarté des considérations que nous venons de développer que va s’illuminer toute l’histoire intérieure et extérieure du Consulat. Il semblerait au premier abord que l’effort de l’historien socialiste doive être stérile, s’appliquant à un temps de domination marqué par une éclipse à peu près absolue dans le développement normal des grandes idées sociales semées aux sillons largement tracés de la Révolution. Mais cette histoire même de la puissance absolue d’un homme qui, selon le mot de Mallet du Pan, avait « la tête dans les nues » (Lettre de déc. 1799, Descotes, p. 553), contient pour la démocratie républicaine et socialiste le plus terrible enseignement… Et puis l’homme est tombé, et la semence a pu germer de nouveau, comme au printemps revenu germent les graines que le sol a gardées durant le rigoureux hiver.

« Si Bonaparte s’attendait à une surprise, à une révolte d’une partie de l’opinion, à l’enthousiasme délirant d’une autre partie, son attente fut trompée à Paris et dans les départements. » En regard de cette constatation de M. Aulard[1], on peut mettre ces mots de M. Vandal, à qui certes l’envie ne manque point de faire unanimement acclamer le général : «…Paris, depuis dix ans, avait passé par trop de crises et de changements violents ; il avait vu trop de gouvernements s’élever avec fracas et s’abattre les uns par-dessus les autres ; il restait trop brisé de secousses meurtrières et d’espérances déçues, pour qu’un nouveau coup de force, même accompli par Bonaparte, parut immédiatement la solution… les gens d’opinion réfléchie et moyenne se raisonnaient pour espérer, ils y parvenaient, mais l’espoir n’allait pas jusqu’à une pleine et absolue confiance[2]. On ne saurait mieux montrer quelle attitude fut celle de Paris. On devine que les commentaires de la population sur le coup d’État durent se borner à de simples constatations. Ceux qui virent le général se rendre le 20 au Luxembourg ne l’acclamèrent point, et les curieux qui applaudirent au passage de ces nouveaux magistrats qu’on appelait Consuls, au moment où ils allaient du Petit-Luxembourg au grand palais, firent simplement comme tous les badauds de Paris, toujours prêts à crier : « bravo ! » à un spectacle

  1. Et. et lec. sur la Rév. franc., 2e série, p. 220.
  2. Ibid., p. 405.