Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/28

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intéresse la « masse », c’est le détail, le fait amusant ou tragique. De l’ensemble, elle ne se soucie pas ; les conséquences, elle ne les recherche point. La masse vit au jour le jour et, friande d’incidents, après avoir ri parce qu’on lui raconte que des gouvernants sautent des fenêtres, elle s’indigne à la pensée qu’on a voulu tuer un général qu’elle appelle le héros d’Italie, et qu’elle a vu revenir d’Égypte dans une rumeur glorieuse. Un Fouché a toujours beau jeu lorsque, maître de beaucoup de bouches, il peut faire colporter dans la « masse » des récits pathétiques. C’est une spéculation sur le côté romanesque de l’âme populaire. Il y a toujours eu des malveillants ou des intéressés qui ont fait cette spéculation pour égarer le peuple. Ce qui est fort remarquable, c’est que, dans un temps de dépression ou de fatigue générale, comme était Paris et la France à l’époque qui nous occupe, c’est précisément à cette masse, vague, inconsistante, malléable à merci, que le gouvernement doit s’adresser et que c’est d’elle, de son inertie, que dépend le sort du pays. C’est à elle que s’adressent les proclamations nombreuses placardées dans Paris. Les deux Conseils lui disent, par la plume de Cabanis : « Il est temps de donner des garanties solides à la liberté des citoyens, à la souveraineté du peuple, à l’indépendance des pouvoirs constitutionnels, à la République enfin, dont le nom n’a servi que trop souvent à consacrer la violation : il est temps que la grande nation ait un gouvernement digne d’elle, un gouvernement ferme et sage, qui puisse nous donner une prompte et solide paix, et nous faire jouir d’un bonheur véritable. » À onze heures du soir, paraissait l’affiche de Bonaparte : « Les idées conservatrices, tutélaires, libérales sont rentrées dans leurs droits par la dispersion des factieux qui opprimaient les Conseils. » Puis enfin Fouché, ministre de la police, expose que « le gouvernement était trop faible pour soutenir la gloire de la République contre les ennemis extérieurs et garantir les droits des citoyens contre les factions domestiques : il fallait songer à lui donner de la force et de la grandeur. » Le public, la masse, comparant ces proclamations à celles des coups d’État précédents, ne pouvait être frappé que d’une chose : la modération des termes, l’absence de grands principes directeurs dans la politique future. C’était l’exposé d’une sorte d’opportunisme, comme nous dirions, et l’on allait même se répétant que le général Bonaparte avait quitté son épée pour prendre un costume civil et bien montrer ainsi qu’on n’allait point instaurer un gouvernement militaire. Au reste, Sieyès était là. Aussi, la lecture faite des proclamations, l’on passait en hochant la tête : « Un changement de plus… » La seule préoccupation qui paraît avoir véritablement existé peut se traduire ainsi : « Pourvu que nous ayons la paix… » Un rapport sur la publication de la loi du 10 brumaire », par le commissaire du pouvoir exécutif dans les divers carrefours, nous expose comme il suit l’attitude du public : « L’enthousiasme surtout était manifesté avec une sorte d’explosion à l’annonce des intentions du gouvernement régénéré pour