Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/328

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n’importe le lieu ou le temps, partout où l’on en trouvera, tandis qu’avec un droit les maisons les plus respectables peuvent les emmagasiner. Du moment qu’on apporte chez elles ces marchandises, il n’y a pas de danger pour les détenteurs.

« — Puisque Votre Majesté comprend aussi bien le véritable point de vue de la question, nous ne pouvons douter que la prohibition ait lieu.

Pourtant l’empereur garde un doute et il se tourne vers Oberkamp qui, lui, imprime sur des toiles anglaises et envisage sans enthousiasme la prohibition de la matière première indispensable à son industrie. On s’en apercevra bien au ton quelque peu irrité de ses réponses.

« — Enfin, dit Napoléon, croyez-vous Monsieur Oberkamp, que dans fabriques françaises on travaille aussi bien que chez les Anglais ?

« — Oui, Sire ; mais je ne pense pas que jamais on puisse y faire les toiles à 45 sous l’aune ; et celles-là, qui servent à l’habillement du peuple, sont les plus indispensables.

« — Qu’en dites-vous, Monsieur Richard ?

« — J’offre à M. Oberkamp de lui fournir pour deux ou trois millions de ces mêmes toiles à 45 sous. Voilà mon unique réponse.

« — Eh ! bien, Monsieur Oberkamp ?

« — Sire, ce sont des paroles en l’air ; ces messieurs ne les tiendraient pas.

« — Je prends l’engagement devant Sa Majesté, ajoutai-je, de payer 500 000 francs de dédit, si, dans un temps fixé, je ne remplis pas mes engagements.

« — Voilà une grande affaire, messieurs, dit encore l’empereur en riant. Je suis charmé de vous avoir réunis pour cela, et je ne vous demanderai pas de commission.

« M. Oberkamp, poussé à bout, répondit assez froidement que ses magasins étaient remplis de marchandises, que, pendant plus de 18 mois, il ne pouvait rien nous commander. »

Voilà donc les deux industriels aux prises et on sent bien que sans la présence de l’empereur la discussion deviendrait encore plus aigre. Ah ! ni l’un ni l’autre ne songent plus à invoquer l’intérêt national : tous deux défendent avec âpreté leur cause personnelle. Et Richard-Lenoir triomphe bruyamment parce que visiblement l’empereur lui donne raison et qu’il le congédie par un sourire, tandis que M. Oberkamp ne recueille qu’un dédaigneux signe de tête.

L’heureuse fortune de Richard-Lenoir ne devait d’ailleurs pas être de longue durée et bientôt il allait devenir victime de la furie protectionniste : il avait poussé l’empereur dans une voie où personne ne pouvait plus l’arrêter. En effet, par un décret du 5 avril 1810, les droits d’entrée sur le