Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/33

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Le 22 brumaire, sur proposition consulaire, la loi des otages était rapportée. C’était là l’œuvre pacificatrice non d’un homme, mais d’un gouvernement : les consuls avaient proposé, les commissions avaient adopté… or, qui va bénéficier de l’accueil chaleureux fait à la loi libérale : c’est Bonaparte. C’est qu’en effet, le général ne manqua pas de mettre, à côté du texte anonymement proposé et voté, un geste de lui, et de lui seul, pour retenir l’attention populaire. « Bonaparte a été visiter avant-hier les maisons d’arrêt ; il a lui-même interrogé les détenus, il s’est assuré de la salubrité de leurs prisons, de leur nourriture et de la conduite des geôliers envers eux. On dit qu’au Temple il s’est fait représenter les écrous et a sur-le-champ mis en liberté les otages, en leur disant : « Une loi injuste vous a privés de la liberté ; mon « premier devoir est de vous la rendre… » (Gazette de France du 27 brumaire). La confusion sera tôt faite : Bonaparte et la liberté.

Cependant, durant quelques jours, on put craindre que le gouvernement ne se laissât aller, comme ceux qui l’avaient précédé, à des mesures de rigueur contre le parti considéré comme vaincu. Ce ne furent là que craintes passagères, et l’histoire de la proscription des républicains nous montre une fois encore comment Bonaparte tenta, selon le mot de M. Vandal, « de se poser en modérateur de ses collègues »[1]. La liste de proscription du 20 frimaire, dressée par Fouché sur l’invitation de Sieyès et avec approbation certaine de Bonaparte, frappait de bannissement 34 « Jacobins » et ordonnait l’internement de 19 à la Rochelle. Parmi ceux qu’on envoyait à la Guyane se trouvaient Destrem, Arena, Félix Le Peletier, Charles Hesse, Fournier, Mamin — qui disait avoir tué la princesse de Lamballe, — Dubreuil qui, dans un factum publié le 1er frimaire, attaqua Bonaparte avec audace, lui écrivant : « Si le flambeau de la vérité doit éclairer encore une fois notre indépendance, puisses-tu être la dernière idole du peuple français. » Au nombre de ceux désignés pour l’internement dans la Charente-Inférieure, figuraient Briot, Antonelle, Tilly, ex-chargé des affaires à Gênes, Delbret, Talbot, etc. L’arrêté, dans son troisième paragraphe, stipulait que les individus condamnés seraient dessaisis de tout droit de propriété jusqu’à leur arrivée au lieu fixé pour leur embarquement. C’était un moyen pour obliger tous ces hommes, disséminés sur le territoire de la République, à se remettre aux mains des autorités, sous peine de voir leurs familles ruinées.

L’arrêté des consuls fut affiché à Paris le 26. Le Journal des Républicains, en date du 29, donne le texte tel qu’il l’a copié sur les murs, et il ajoute que chacun, après avoir lu cette pièce, « se retire en silence ; quelques personnes seulement paraissaient assez satisfaites, se disant entre elles à voix basse : « Cela commence, cela commence ». La liste ainsi affichée à Paris comprend quelques noms de plus que la liste qui figure au Registre des délibérations des consuls[2], et, parmi ces noms, un est surtout remarquable, celui

  1. o. c, p. 427.
  2. Cf. Aulard, Reg. des délib. du cons, prov., p. 6 et 8.