Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/330

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coloniales, on brûla les produits des manufactures. Avec une pompe ridicule et odieuse, en présence des autorités civiles et militaires, on célébrait, dans la plupart des villes, en Allemagne notamment, des autodafés d’un nouveau genre. Sur un immense bûcher, les marchandises saisies étaient empilées et la foule était conviée à venir assister à ces spectacles sauvages. Mais ce n’était pas par des cris de joie qu’ils étaient accueillis : l’indignation, au contraire, se faisait d’autant plus menaçante que la misère était grande et que les pauvres gens demeuraient inconsolables de voir jeter dans les flammes tant d’objets précieux dont ils étaient privés. Michelet raconte que des femmes du peuple, avec leurs enfants demi-nus, s’agenouillaient autour des bûchers où brûlaient les étoffes anglaises : « Pour Dieu ! donnez-les nous plutôt » ; à Danzig, en 1811, l’autodafé dura plusieurs jours et on estime à un million la valeur des marchandises ainsi sacrifiées.

Ayant ainsi organisé contre les produits anglais la croisade dans ses États, Napoléon ne s’entêtait pas moins à les proscrire dans son propre entourage, rudoyant fort les personnes de sa cour qui se risquaient à porter des tissus d’Outre-Manche. Les dames n’étaient certes pas à l’abri de ses coups de boutoir.

« Ce soir, écrit l’une d’elles, Napoléon était déchaîné contre toutes les femmes. Il nous a dit que nous n’avions pas de patriotisme, point d’esprit national ; que nous devions rougir de porter des mousselines ; que les dames anglaises nous donnaient l’exemple en ne portant que les marchandises de leur pays ; que cet engouement pour des mousselines anglaises est d’autant plus extraordinaire que nous avons en France des batistes qui peuvent les remplacer et qui font des robes beaucoup plus jolies ; que quant à lui il aimerait toujours cette étoffe préférablement à toute autre parce que, dans sa jeunesse, sa première amoureuse en avait une robe. »

Mais tant d’efforts de violence et de persuasion restaient vains et la contrebande prenait une considérable extension. C’est en vain que vingt mille douaniers s’escrimaient contre une véritable armée de contrebandiers, plus de cent mille hommes, en activité perpétuelle, favorisés par la population. Les bénéfices de la fraude étaient si considérables qu’ils encourageaient les plus audacieuses tentatives. Songez donc, pour ne parler que des denrées coloniales que la taxe sur le sucre brut était de 300 fr., de 400 fr. sur le sucre terré ; le cacao payait 1000 fr., le poivre 600 fr., la cannelle de 1 400 à 2000 fr. Il ne fallait pas entrer beaucoup de ces denrées pour réaliser une petite fortune. Comment l’administration aurait-elle pu contenir, même par les mesures les plus sévères, tant d’appétits éveillés ? Dès qu’il comprit son impuissance, Napoléon n’hésita pas : il prit le parti le plus simple, sinon le plus moral et résolut de s’emparer de la contrebande comme d’un monopole impérial en inaugurant le système des licences.