Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/405

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effroyables que l’artillerie française faisait dans leurs rangs, commencèrent d’opérer leur retraite. Ils précisèrent cependant, jusqu’au milieu de l’après-midi, plusieurs mouvements offensifs, reprirent la grande redoute dont les français s’étaient emparés, puis, pressés à nouveau de toutes parts, sous le choc des régiments français, se replièrent définitivement. Il eût été facile de transformer alors en victoire ce demi-succès, en faisant poursuivre les Russes par la garde impériale qui n’avait pas encore affronté le feu de toute la journée. Napoléon, qui, d’ordinaire, ne faisait pas montre de tant de scrupules, refusa encore, prétextant que l’artillerie française, tirant sur les Russes en retraite, causait à ceux-ci des pertes suffisantes. Le combat cessa comme le jour déclinait ; c’est alors qu’on put se rendre compte de l’étendue du désastre que venait de causer cet effroyable carnage : près de 100 000 hommes, morts ou blessés, gisaient sur le champ de bataille ; dans le nombre, les Russes comptaient pour 60 000, parmi lesquels Bagration. De notre côté, Caulaincourt, Montbrun, Plangonne et d’autres étaient morts. Davoust, Friant, Grouchy blessés. Tel était le bilan de cette bataille fameuse de la Moskowa, dont Napoléon voulait faire un triomphe suprême et qui n’avait été qu’une boucherie.

Koutouzof s’était retiré avec ses troupes dans la direction de Moscou ; il n’avait pas craint, à l’issue du combat, de faire annoncer au czar qu’il venait de remporter la victoire. Et ses dires, pour n’être point justifiés en raison des pertes effroyables subies par l’armée russe, reposaient en somme sur un fondement de vérité : il devinait les inquiétudes et la hâte de Napoléon ; il connaissait les fléaux qui ruinaient ses armées ; il mesurait enfin avec exactitude les forces qu’il devait épuiser. Toutefois, Koutouzof ne crut pas devoir livrer un nouveau combat sous les murs de Moscou. Malgré la gravité pénible d’une telle résolution et les lourdes responsabilités que lui faisait encourir cette attitude, Koutouzof préféra abandonner Moscou. Il ne fit donc que traverser la vieille cité, tout en annonçant aux habitants qui, d’ailleurs, n’y ajoutaient point foi, la nouvelle de la victoire russe de Borodino.

Derrière Koutouzof s’achemina la population moscovite, dont les appréhensions n’étaient que trop fondées. Les riches, soucieux de protéger contre les rapines des envahisseurs leur fortune et leurs trésors, se hâtèrent de quitter la ville, où il ne resta bientôt plus, pour attendre les Français, qu’un incroyable ramassis de galériens et de vagabonds fanatisés par le fameux Rostopchine, gouverneur de Moscou, qui nourrissait depuis longtemps contre notre peuple une haine insatiable. Les prisons furent ouvertes, l’arsenal livré à la population plébéienne qui remplissait encore la ville : les pompes à incendie furent emmenées hors les murs par ordre de Rostopchine.

Le 15 septembre, Napoléon, à la tête de la Grande Armée, fit son entrée à Moscou ; il comptait y trouver la population à peu près au complet et, parmi les ordres dont il avait réparti l’exécution entre les maréchaux et les