Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/406

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inspecteurs de l’armée, figurait l’expresse recommandation d’amener au plus tôt devant l’empereur les notables de la ville et les représentants de son gouvernement. Force fut bientôt à Napoléon de saisir la situation sous son véritable jour. L’entrée des Français ne ressemblait guère à un défilé triomphal de vainqueurs.

Pendant que s’organisait dans les divers quartiers de la ville le cantonnement des troupes, l’empereur visitait les palais du Kremlin, contemplait le mirage splendide que créaient les architectures des innombrables églises, s’émerveillait de la beauté et du prestige de l’antique capitale, dont les sacrilèges desseins de Rostopchine, mis à exécution par quelques milliers de bandits, allaient bientôt consommer la ruine.

Dans la nuit du 15, l’incendie éclata dans des magasins que remplissaient des denrées commerciales de toute nature. On put espérer, un instant, qu’on s’en rendrait maître, mais il fallut bientôt saisir toute l’inutilité des efforts tentés : le feu se propageait avec une rapidité inouïe, gagnant les palais et les églises, se rapprochant même des caissons de poudre de l’artillerie française.

Devant l’imminence du péril, Napoléon fit évacuer la ville par les troupes. Sur les instances du général Lariboisière qui lui signalait avec une pathétique angoisse les chances d’explosion du Kremlin où les munitions de l’armée avaient été concentrées, l’Empereur consentit à quitter la citadelle, emmenant avec lui ceux qui l’avaient, par leur bon sens et leur intelligence d’une situation si terrible, préservé d’une mort stupide.

L’incendie dura plusieurs jours, faisant des ravages inconscients dont la cruauté dépasse tout ce que l’imagination peut inventer. Les 15 000 blessés russes de Borodino, qu’on avait laissés dans les ambulances de la ville, furent brûlés ; des milliers de maisons, des centaines d’églises devinrent la proie des flammes ; tout ce qui n’avait pas été détruit par le feu fut pillé par nos soldats et nos alliés, exaspérés par les tourments et les dangers que leur avaient fait courir les incendies. De stupides profanations, des rapts sans raison, des destructions de toutes sortes marquèrent dans les églises merveilleuses, toutes remplies d’icônes précieuses et de remarquables souvenirs, les traces trop mémorables d’une soldatesque ivre ou imbécile.

On dut ensuite, lorsque tout fut éteint, réorganiser les cantonnements et répartir les vivres qu’on avait découverts dans des caves où le feu, par bonheur, n’avait pu les atteindre. Pendant ce temps, Napoléon dont les craintes sur l’issue de la campagne ne faisaient que s’accroître, s’efforçait de fortifier Moscou et prétendait mettre la ville en état de défense afin d’y faciliter le séjour de ses troupes et, pour prévoir les éventualités d’un retour offensif des Russes. Il ne négligeait rien cependant pour arriver à la conclusion d’une paix qu’il voulait digne de son passé de victoire et du prestige qu’il gardait, mais qu’il sentait absolument nécessaire. Le général russe