Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/411

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de gardes nationaux persuadées par ses soins ; il les chargea de l’exécution de certaines mesures et notamment de l’arreslation du ministre de la police et du ministre de la guerre. Lahorie et Guidal s’acquittèrent consciencieusement de leur mission, tandis que Malet, à la tête de la dixième cohorte, se rendait à l’état-major de la place de Paris, où il blesse d’un coup de pistolet le général Hullin qui lui demande les ordres en vertu desquels il agit. Jusques là, rien ne semblait devoir compromettre le succès de la conspiration ; mais au moment où Malet se rendait à l’hôtel de l’état-major, il fut reconnu par un officier nommé Doucet qui lui demanda brusquement au moyen de quel stratagème il était sorti de sa prison. En même temps, et sans attendre les explications de Malet, il s’empara de lui et le fit ligotter, tandis qu’on dénonçait par ses soins aux troupes étonnées le courageux mensonge de Malet. C’en était fait de la conspiration. La répression fut d’une cruauté si odieuse qu’elle frappa même par sa brutalité Napoléon, pourtant peu suspect de pitié. Malet et douze de ses complices, dont pour la plupart la bonne foi avait été trompée, furent fusillés, tandis que les administrations de la police et des autres ministères cherchaient à se rejeter de l’une à l’autre les responsabilités de l’événement afin d’éviter le ressentiment de l’empereur.

Après de nombreux incidents de route, des attaques et de nouveaux désastres, les restes de la Grande Armée entrèrent à Smolensk où de cruelles déceptions les attendaient. Les vivres qu’on espérait trouver en abondance avaient disparu, et les approvisionnements attendus n’avaient pu, à cause de l’hiver, atteindre Smolensk. Il fallut se résoudre à repartir presque aussitôt. Le désastre prit des proportions inconnues : les chevaux périssaient par milliers ; le froid devint intolérable et les troupes ne pouvaient presque plus se nourrir[1]. On apprenait en même temps que les 2 000 hommes d’Augereau venaient d’être mis hors de combat par les Russes, que la brigade du général Charpentier était anéantie.

Napoléon quitta Smolensk au matin du 14 novembre 1812 ; il n’avait guère, à cette date, que 34 000 hommes et une artillerie qu’il avait dû, sur les instances de ses lieutenants, réduire de 127 canons à 24. Il laissait dans la ville déserte et pillée les femmes, les traînards, toute la cohue qu’il sou-

  1. Mémoires du sergent Bourgogne : « Lorsque l’on s’arrêtait afin de prendre quelque chose au plus vite, l’on saignait les chevaux abandonnés ou ceux que l’on pouvait enlever sans être vu ; l’on en recueillait le sang dans une marmite, on le faisait cuire et on le mangeait, mais il arrivait souvent qu’au moment où on venait de le mettre au feu l’on était obligé de le manger, soit que l’ordre du départ arrivât ou que les Russes fussent trop près de nous… Souvent, lorsqu’on était obligé d’abandonner des chevaux parce qu’on n’avait pas le temps de les découper, il arrivait que des hommes restaient en arrière exprès, en se cachant, afin qu’on ne les forçât point à suivre leur régiment. Alors ils tombaient sur cette viande comme des voraces ; aussi était-il rare que ces hommes reparussent, soit qu’ils fussent pris par l’ennemi ou morts de froid. … Le nombre des morts et des mourants que nous laissâmes dans nos bivacs, en partant, fut prodigieux. Plus loin, c’était pire encore, car, sur la route, nous étions obligés d’enjamber sur les cadavres que les corps d’armée qui nous précédaient laissaient après eux. »