Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/474

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’opinion publique se félicitait de cette prolongation inusitée d’une période relativement pacifique, mais restait inquiète à la perspective de nouvelles campagnes que faisaient prévoir des préparatifs militaires et des charges de conscription plus lourdes que jamais. C’est, en effet, au mois de décembre 1810 que fut organisée la conscription maritime en vertu de laquelle les gens des cantons littoraux de trente départements se trouvaient réservés désormais pour le service de mer. Dix mille conscrits de chacune des classes de 1813, 1814, 1815, 1816 furent immédiatement mis à la disposition du ministre de la marine : c’étaient des enfants de treize à seize ans qu’on arrachait ainsi à leur famille pour les transporter sur les vaisseaux de l’État. En même temps, un autre sénatus-consulte mettait à la disposition du ministre de la guerre 130 000 hommes de la conscription de 1811.

Cette fois, la population parut lasse d’être si fréquemment décimée et, dès le mois de février 1811, le nombre des réfractaires s’augmenta dans d’énormes proportions : dans les départements du centre, de l’ouest et du midi, près de 80 000 hommes tentèrent d’échapper par la fuite dans les bois, dans les montagnes, aux recherches des colonnes mobiles envoyées à leur poursuite. Nous avons cité plus haut la page véhémente où Chateaubriand dénonce les méfaits des garnisaires, plus redoutés des paysans que l’étranger envahisseur : le pays tout entier vivait dans la terreur. On l’invita pourtant officiellement à se réjouir : plus de larmes dans les chaumières, plus de deuil dans les familles : un fils est né à Napoléon ; qu’importe alors si aux foyers des pauvres gens manque le conscrit envoyé à la mort prochaine.

C’est le 20 mars 1811, à huit heures du matin, que naquit aux Tuileries l’enfant chétif, le pauvre petit aiglon souffreteux et déplumé qui porta tour à tour les titres pompeux de roi de Rome et de duc de Reichstag.

L’accouchement fut laborieux, raconte M. Arthur Lévy : l’enfant resta près de sept minutes sans donner signe de vie. Napoléon jeta les yeux sur lui, le crut mort, et ne prononça pas une parole. Enfin le nouveau-né poussa un cri et l’empereur vint embrasser son fils. Aussitôt cent coups de canon annoncèrent à la foule qu’un héritier était né pour le trône impérial et la joie se manifesta en tapageuses clameurs. Nous avons donné déjà quelques échantillons de la bassesse des courtisans, de la platitude des personnages officiels. Faut-il dire que la naissance du roi de Rome fut un nouveau prétexte à dithyrambes pour tous les brûleurs d’encens ?

Les poètes rivalisèrent de lyrisme dans leurs odes, leurs cantates, leurs stances et leurs chansons.

Casimir Delavigne se fait grandiloquent :

Quel auguste appareil, quels pompeux sacrifices !
Aux autels de son Dieu, dans les saints édifices,