Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/476

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Jamais, peut-être, à aucune période de notre histoire, la liberté ne fut plus brutalement étranglée.

Et quelle hypocrisie parfois ! Dans sa remarquable histoire du premier Empire, M. Ernest Hamel rapporte un curieux incident qui montre à quel point Napoléon savait, par des déclamations pompeuses, mentir sans vergogne à la réalité des choses :

« Au mois de janvier 1806, un individu nommé Lagarde, chef de division au ministère de la police, voyant qu’en toutes choses on en revenait aux errements de l’ancien régime, avait cru devoir frapper d’une estampille portant ces mots : « Vu et permis l’impression et la mise en vente » une collection des œuvres de Colin d’Harleville. En apprenant ce fait à Munich, l’empereur ne put contenir son indignation. Attenter aux droits de la pensée !

Il n’en pouvait revenir.

« Il n’existe point de censure en France », fit-il écrire au Moniteur. « Nous retomberions dans une étrange situation si un simple commis s’arrogeait le droit d’empêcher l’impression d’un livre ou de forcer son auteur à y supprimer quelque chose. La liberté de la pensée est la première conquête du siècle. »

La liberté de la pensée ! Quelle impudence d’oser seulement en parler ! Quel blasphème dans une pareille bouche !

La liberté de la pensée ! Nous allons voir ce qu’il en avait déjà fait, et avec quel cynisme il devait plus tard la violenter encore.

Écoutez-le au Conseil d’État déclarer la guerre à l’idéologie, écoutez cette haineuse diatribe contre la pensée elle-même :

« C’est à l’idéologie, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation du peuple, au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs qu’a éprouvés notre belle France. Ces erreurs devaient et ont amené effectivement le régime des hommes de sang. En effet, qui a proclamé le principe d’insurrection comme un devoir ? Qui a adulé le peuple, en le proclamant à une souveraineté qu’il était incapable d’exercer, qui a détruit la sainteté et le respect des lois en les faisant dépendre, non des principes sacrés de la justice, de la nation, des choses et de la justice civile, mais seulement de la volonté d’une assemblée d’hommes étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles, administratives, politiques et militaires ? Lorsqu’on est appelé à régner sur un État, ce sont des principes constamment opposés qu’il faut suivre. »

Si la pensée libre lui paraît aussi haïssable, On comprend que, pour la mieux maîtriser, Napoléon devait essayer de briser son instrument La plus précieux : l’imprimerie.