Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

deux races, la Révolution et l’émigration, et dans un cadre effrayant, parmi les ruines de Paris et devant l’étranger.

Cependant, le défilé terminé, et comme le soir venait, Alexandre et le roi de Prusse se retirèrent pour se retrouver un peu plus tard. Le roi de Prusse avait pris pour y résider l’hôtel du prince Eugène, rue de Lille, 42. Alexandre, sur les instantes prières de Talleyrand, avait accepté de s’aller reposer chez lui après la revue, et cela pour donner à Talleyrand une marque de confiance, fortifier son amitié, lui permettre de paraître aux yeux de tous le maître des événements auxquels, d’ailleurs, il était soumis. C’est là, dans l’hôtel de la rue Saint-Florentin, dans ce salon célèbre où s’étaient déjà essayées tant de combinaisons, que la diplomatie internationale allait maintenant régler le sort de la France. C’est là que les intrigues de la coalition et les intrigues royalistes s’allaient rejoindre, que les intérêts politiques et les intérêts mercantiles, les convoitises, les terreurs, les ingratitudes, les trahisons, toute la pourriture élégante qu’avait pu engendrer et couver le despotisme allait enfin s’étaler au grand jour.

Les royalistes attendaient tout des alliés. Quel était l’état d’esprit de ces derniers ? Leur état d’esprit avait subi toutes les variations des événements et toutes les oscillations de la conquête. Il ne paraît pas douteux que quand, après Leipsig, la coalition médita de saisir les armes et de continuer la guerre, elle ne voulait que la guerre, l’offensive violente contre Napoléon, et, s’il se pouvait, imposer à son insolence meurtrière un exemplaire châtiment. À ce moment, rien ne révèle parmi les alliés le sourd travail d’intrigue par lequel les Bourbons auraient pu essayer de les gagner à leur cause. Les princes, vieillis, aigris par l’exil, médiocres héritiers d’un trône brisé, avaient fait piètre figure dans les cours étrangères, et notamment l’impression causée à Catherine II de Russie par la frivolité vaniteuse du comte d’Artois avait été détestable. Les alliés s’armaient pour eux-mêmes, pour se défendre, pour profiter de l’épuisement de la France, de la dislocation des troupes bigarrées que Napoléon avait levées en Europe, pour prendre des garanties sérieuses contre le retour de cette ambition forcenée. Et même ils ne tenaient pas à la guerre et, comme toujours, redoutaient le choc de Napoléon. Voilà pourquoi ils lui offrirent d’abord de traiter, prenant pour base de leurs propositions l’abandon des conquêtes exorbitantes, la fin des protectorats et des royautés, l’établissement de la France dans ses frontières naturelles. Au refus de Napoléon, ils avaient pénétré en France avec une aisance qui les surprit et qui accrut leurs prétentions. Cette fois encore ils veulent traiter, mais rétrécissent autour de la France le cercle des limites. Napoléon délègue ses droits à Caulaincourt, le retient, le pousse, le couvre, le désavoue, soumet le Congrès de Châtillon aux mille péripéties de ses espoirs et de ses désillusions. Les alliés avancent, ils avancent dans un pays désert, où le spectacle se révèle à eux de la lassitude générale, et, là encore, à quelques