Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/203

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moyenne déclaraient leur haine publique et impuissante à l’envahisseur. Mais le peuple, sous la domination abrutissante des moines complices de l’invasion, tantôt se taisait, tantôt acclamait l’armée française, le roi absolu, bénissant de ses mains serviles les armes meurtrières qui égorgeaient la liberté publique. La pauvreté aussi fut l’auxiliaire de la force en ce pays d’où la traditionnelle fierté semblait exilée : M. Ouvrard, démuni de toutes fournitures, avait fait appel, dans la région traversée, aux habitants, offrant de payer dix fois plus cher le produit réclamé, étalant sous le regard ébloui de cette détresse profonde des millions en pièces d’or ou d’argent. Dès lors, d’Irun à Madrid, par Vittoria, Valladolid, Segovie, l’armée passa entre une double haie de fournisseurs improvisés, marchands, trafiquants, paysans, montagnards, toute l’ignorance et toute la misère, dont, une fois de plus, la main des moines se servait.

Pour hâter la marche facile de cette armée, le duc d’Angoulême employa encore un autre moyen : la corruption. Les munitions que traînait derrière elle cette armée n’étaient pas seulement des boulets et des balles, mais des millions. Ces millions, par parcelles, furent offerts aux généraux espagnols dont le premier geste fut de mépris pour la faible quotité à laquelle les généraux français avaient fixé leur honneur.

Les offres, selon la procédure ordinaire de la corruption, se firent plus importantes et plus pressantes, et, le premier, le général L’Abisbal, chargé par les Cortès de défendre la ville de Madrid, déclara ne pouvoir plus résister. Il prit ses précautions pour livrer Madrid découvert, s’enfuit, mais laissa à de dignes lieutenants l’ordre de tenir en son nom l’infamante promesse que sa conscience stipendiée avait faite au plus délicat des Bourbons. Il fut fait comme il avait prévu et, le 24 mai, le duc d’Angoulême pénétrait courageusement dans Madrid en même temps que le maréchal Oudinot. Où était l’héroïque Madrid de 1808 ? Où étaient les défenseurs de Saragosse ?

Le peuple, dans la désolation des classes aisées, les seules que l’esprit de la Révolution avait éclairées d’un faible rayon, le peuple acclama les libérateurs. Quelques jours après, le 1er juin, l’armée française se mit en campagne pour poursuivre les Cortès et le roi Ferdinand qu’ils tenaient captif. Les Cortès s’étaient réfugiés à Séville. À l’approche du général Boudesoulle ils quittèrent Séville et allèrent se jeter, avec leur proie royale, dans l’imprenable Cadix, tout près de cette île de Léon, d’où, en 1820, l’intrépide Riego s’était levé pour l’indépendance. Il s’y trouvait encore, et méditait d’en sortir, pour aller, par les chemins glorieux où il avait déjà passé, réveiller le sentiment de fierté qui semblait éteint à jamais. Il arriva ainsi à Gibraltar, puis à Almeria, désarma le général Tagar, ancien lieutenant d’Abisbal, traître comme lui, et, avec ses troupes, marcha vers le général Ballesteros, à Priego. Celui-ci avait été touché par la grâce corruptrice ;