Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/180

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et l’on sait qu’il y est demeuré assez généralement fidèle, que tous les accusés furent acquittés. Malgré cet acquittement général, Raspail fut retenu et condamné par la cour pour la véhémence de son plaidoyer, dans lequel les deux phrases suivantes furent incriminées : « Périsse le traître, surtout s’il porte le nom de roi !… Il faudrait enterrer tout vivant, sous les ruines des Tuileries, un citoyen qui demanderait à la pauvre France quatorze millions pour vivre. » Cette sanglante apostrophe à Louis-Philippe, dont la liste civile se discutait en ce moment même dans la Chambre, ramena Raspail en prison.

Le socialisme commençait à percer dans le parti républicain. Philippe Buonarotti avait amené au communisme un certain nombre de jeunes gens. Louis Blanc lui-même avoue l’influence morale qu’exerça sur lui l’ami de Babeuf, le survivant de la conjuration des Égaux, dont l’austérité même « était d’une douceur infinie ». Il parle avec une émotion profonde et communicative de l’admirable sérénité de cet homme élevé par l’énergie de son âme « au-dessus des angoisses de la misère » ; il admire en lui « cette mélancolie auguste qu’inspire au vrai philosophe le spectacle des choses humaines ».

De fait, nulle existence plus digne ne pouvait imposer la vénération que ces paroles expriment. Qui nous redira les entretiens passionnés et graves où le vieillard, qui vécut les heures tragiques d’une révolution à laquelle il voulut donner un caractère social, formait la pensée du jeune Blanqui ? Celui-ci n’était pas un disciple docile et passif, acceptant sans examen la doctrine qu’on lui apportait et puisée directement dans l’ardente pensée de Jean-Jacques Rousseau.

Mais si Blanqui n’accepte pas le mysticisme de Buonarotti, qui dépasse même l’admiration de Louis Blanc, puisqu’il déclare que ses opinions étaient d’origine céleste, mais devaient être difficilement comprises dans un siècle abruti par « l’excès de la corruption », il reçoit de lui la triple empreinte qui le caractérisera toute sa vie : la démocratie, le patriotisme et le communisme. Sans doute Blanqui lut avidement le livre que, deux ans avant la révolution de juillet, Buonarotti avait publié à Bruxelles : La Conspiration de Babeuf, mais c’est surtout de la bouche du vieux révolutionnaire qu’il reçut la tradition fondée sur l’échafaud du 8 prairial.

Voyer d’Argenson, descendant d’une illustre famille parlementaire, était lui aussi un disciple de Buonarotti, et ce fut lui qui assura les derniers jours du proscrit. Mais ce fut un disciple de moindre envergure, et par conséquent plus docile. Dès les premiers jours du nouveau régime, il avait posé la question sociale à la Chambre en demandant l’impôt sur le revenu et l’assistance aux ouvriers sans travail. Ce qui lui avait attiré cette apostrophe de ses collègues effarée : « Vous parlez comme un saint-simoniste ». Voyer d’Argenson parlait en réformiste, mais il pensait en communiste révolutionnaire.

Déjà, sous la Restauration, il avait annoncé que la question économique allait prendre le pas sur la question politique, grâce à la science économique nouvelle ; c’est-à-dire « la science de la justice sociale, destinée à enseigner un jour à toute l’espèce humaine, sans distinction de contrées et de nations, comment elle doit