Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/202

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lui lorsqu’on lit ces aperçus sur la « transformation sociale », publiés dans la Revue des Deux-Mondes :

Quand il « ne s’agit que de la seule propriété, n’y touchera-t-on point ? restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? Une société où des individus ont deux millions de revenu, tandis que d’autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers, vers qui, vendus aux pêcheurs, sont le seul moyen d’existence de ces familles, elles-mêmes autochtones du fumier, une telle société peut-elle demeurer stationnaire sur de tels fondements au milieu du progrès des idées ? Mais si l’on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses, qui ne s’accompliront pas sans effusion de sang. »

Auguste Comte, qui a reçu directement l’enseignement de Saint-Simon et a utilisé avec un esprit de méthode véritablement génial les idées de son maître, est d’autant plus véhément dans son désaveu du saint-simonisme, qu’il entend dénier à son fondateur toute influence sur la formation de son positivisme. Accusé étourdiment par un rédacteur du Globe d’être resté « en arrière du saint-simonisme, faute d’en pouvoir suivre les progrès », Auguste Comte riposte le 5 janvier par une lettre où il affirme avoir rompu avec Saint-Simon parce que, dit-il, « je commençais à apercevoir chez ce philosophe une tendance religieuse profondément incompatible avec la direction philosophique qui m’était propre ».

En réalité, l’œuvre spéculative de Comte devait finir, comme celle de Saint-Simon, par l’élaboration d’une religion. Mais il n’en était pas encore là, et il construisait alors patiemment son œuvre philosophique. Aussi avait-il raison contre ses mystiques contradicteurs lorsqu’il leur disait :

« Au lieu des longues et difficiles études préliminaires sur toutes les branches fondamentales de la philosophie naturelle, qu’impose absolument ma manière de procéder en science sociale ; au lieu des méditations pénibles et des recherches profondes qu’elle exige continuellement sur les lois des phénomènes politiques (les plus compliqués), il est beaucoup plus simple et plus expéditif de se livrer à de vagues utopies dans lesquelles aucune condition scientifique ne vient arrêter l’essor d’une imagination enchaînée. »

Certes, mais c’était cependant faire trop bon marché des études économiques approfondies de Bazard, de Michel Chevalier et même d’Enfantin, avant qu’il ne versât tout à fait dans la divagation religieuse. Et Auguste Comte, qui fonde sa sociologie sur la hiérarchie des sciences rattachées les unes aux autres, a toujours traité sommairement la science économique, sur laquelle s’appuyaient les réformateurs socialistes de l’école de Saint-Simon.

Quant aux partis politiques, ils n’avaient sur le saint-simonisme que des opinions superficielles et mal informées. Nous avons vu, par un discours de Mauguin à la Chambre, ce qu’en pensaient les libéraux. Et il faut bien avouer qu’ils avaient une assez bonne prise sur le saint-simonisme quand ils le dénonçaient comme un gouvernement despotique, puisque le chef de la doctrine l’incarnait en sa personne et se proclamait lui-même « la loi vivante ».